Que dire à une amie endeuillée…

Ils se sont connus il y a plus de 40 ans au café Campus. Pas celui de Montréal, mais celui de Jonquière, au Saguenay. En plus de sa généreuse crinière blonde, il porte ce soir-là des Levi’s blanches avec des bottes de cowboy, comment lui résister ?, me dit-elle. Ma meilleure amie et lui se sont instantanément fusionnés.

Depuis cette magique soirée des années 1980, ils sont tout aussi indissociables que la mayo et les frites, le lait et le café ou le soleil et la lumière. C’est la rencontre d’une vie. Son chum est un sportif de tous les jours et, fort probablement aussi, un asperger sans diagnostic. Il butine de lubie en lubie, cherchant à assouvir cet indomptable hamster.

Il y a même eu cette période où, fasciné par l’idée de voler, il a consacré tous ses loisirs à son planeur (un avion sans moteur). Il rêvait d’effectuer le plus long vol possible dans une mince carlingue flattée par la brise. Le vent et ses soubresauts sont le moteur de ses passions.

Mon amie est une lectrice en série, une cuisinière passionnée et une redoutable jardinière, aucune semence ne lui résiste. Forte de ses passions, elle l’accompagne chaque fin de semaine dans cette petite roulotte située au beau milieu d’un champ en Ontario où il y a un club de ces maniaques de la bourrasque.

Pendant que son beau blond plane, elle plante. En quelques années, entre des dizaines de livres, elle transforme ce minuscule terrain en jardin botanique. Jamais une roulotte n’aura été aussi bien entourée.

Bien qu’ils soient deux professionnels (elle est notaire, il est ingénieur), les deux n’ont aucune passion pour l’argent. À part une bien modeste voiture, ils n’ont jamais été propriétaires de rien.

Dès les débuts de leur union, d’un commun accord, ils décident qu’ils n’auront jamais d’enfant. Ces doux matins de lecture des journaux avec ce toujours impeccable cappuccino savamment préparé par Monsieur et cette ambiance sonore d’ICI Première sont à leurs yeux des millions de fois plus précieux que ces incessantes responsabilités de la parentalité.

De plus, avec l’état général de la planète et ces humains qui n’en finissent plus d’être décevants, à quoi bon y déposer un nouveau petit cœur ? Ils font tout, tout, tout ensemble : manger, dormir, voyager et respirer. Il est un peu malhabile socialement, mais elle est tout le contraire, elle lui sert de porte d’entrée vers les autres, une complémentarité exemplaire.

Son alter ego, toujours assoiffé de sensations fortes, se passionne aussi pour le kitesurf. Ce sport où celui qui le pratique, muni d’un grand cerf-volant, se fait propulser sur une planche sur l’eau l’été et en ski l’hiver.

Son intense sportif mène une bonne vie. Pratiquement pas d’alcool, un cigare cubain à l’occasion, mince comme une planche de surf, il a tous ses cheveux, toutes ses dents et une maman elle-même morte à quelques jours de ses 100 ans. Il a de la graine de Janette !

À le regarder vivre, c’est clair que c’est lui qui déposera des fleurs sur nos pierres tombales.

Un matin, il enfourche sa bicyclette et c’est sans préavis que leur si douce vie bascule vers l’horreur.

Au début du mois d’août 2024, il s’évanouit à vélo, il se réveille à l’hôpital. Le verdict est rapide, cancer du cerveau stade 4, il n’en a plus que pour quelques mois. Son ordinateur central est un jardin de métastases.

Mon amie, comme une cartésienne face au mur, enfile rapidement ses habits de proche aidante en hypervigilance. Ils descendent ensemble, une à une, chaque marche vers ce que vous devinez déjà. Ils naviguent à vue entre les pronostics du médecin jeune et naïvement optimiste et de l’autre, vieux et cruellement pessimiste. Ils en avaient déjà discuté dans le passé et les deux avaient tiré les mêmes conclusions, pas d’acharnement.

Le 15 novembre 2024, après quelques mois de constant aller-retour d’ascenseur émotionnel, ils prennent ensemble un taxi, un dernier tour de machine avant la mort. Il a demandé l’aide médicale à mourir et c’est aujourd’hui que son sablier laissera tomber son dernier grain.

Une bouteille de blanc, quelques sushis, le dernier repas se passera dans une chambre d’hôpital. Avant de partir, il lui demande son avis sur son choix de vêtements. On s’habille comment pour mourir ? Il a reçu son injection létale à 14 h 50 ce jour-là, il avait 70 ans, à peine trois mois après avoir perdu les pédales sur son vélo.

Pendant que son bouton de souffrance tombe à OFF, celui de mon amie s’enfonce à fond dans le ON. Elle retourne à l’appartement, le réservoir à traumas rempli au bouchon. Chaque objet, chaque minute lui claironne son absence. Aujourd’hui, moins d’une année plus tard, ma meilleure amie a perdu 40 livres, 40 livres de larmes. La mort, c’est rugueux, inacceptable et surtout inexplicable.

Une journée, elle va un peu mieux, le lendemain, elle s’écroule. Que dire à une amie endeuillée ? Je t’aime, c’est à peu près tout. Notre seule grimace disponible pour narguer la mort, c’est de vivre. S’entraider entre vivants, se serrer les coudes jusqu’à ce que ce soit au tour de notre pompe à hémoglobine de rendre l’âme.

Je pense à toi, mon amie, je serai là pour ta remontée, une livre à la fois… Dis-moi, Josée, tu viens souper cette fin de semaine ?

© Dany Turcotte

À lire: « D.Turcotte & fils : Dany Turcotte, Mon histoire ». Les Éditions La Presse. 2024

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