David Castel. Une main sur les pierres

Ils n’ont pas crié. Pas de grands discours.

Ils ont refermé les portes, baissé les rideaux de fer, rassemblé leurs chandeliers et les lettres du grand-père dans une boîte à biscuits.

On les a chassés, doucement d’abord, puis violemment.

On leur a pris la maison, l’atelier, la mémoire, le passeport, et parfois les dents en or.

Puis ils sont partis. En silence. Un par un.

Parfois la nuit. Parfois à midi, quand l’imam tonnait contre les infidèles.

Les Juifs des pays arabes ne sont pas partis — on les a fait partir. Et c’est une nuance de taille.

Il ne s’agit pas ici d’une simple succession d’injustices. Il s’agit d’un arrachement, d’une dépossession intérieure, lente, parfois imperceptible.

Comme si chaque rue quittée, chaque commerce confisqué, chaque silence imposé participait d’une sorte de déracinement de l’âme.

Ce n’est pas tant que les Juifs voulaient partir ; c’est que l’air même des pays arabes semblait leur refuser l’oxygène.

Le monde arabe, autrefois territoire de coexistence fragile, est devenu, pour les Juifs, une étendue de portes qui claquent.

L’exclusion n’a pas toujours eu le visage du pogrom. Parfois, elle se glissait dans les interstices du quotidien : une peur, un regard de travers, une fenêtre qu’on ferme plus vite que d’habitude.

Une question d’exil et de silence, une de celles qui tachent les siècles et s’insinuent dans les rêves des enfants de la diaspora.

Un passé pourtant si proche, relégué dans une sorte de brouillard amnésique, comme ces souvenirs d’enfance que l’on sent à portée de main, mais que le langage peine à ressusciter.

C’est une question disparue, disait Epstein, un professeur juif de Russie.

Disparue ? Non. Étranglée.

Comme les cris qu’on étouffe dans les ruelles de Tunis, du Caire ou de Téhéran.

Une question que même les pionniers du sionisme avaient laissée de côté.

Trop compliquée. Trop orientale. Trop douloureuse.

Alors on l’a jetée dans le désert, avec les autres.

À Bagdad, à Damas, les rues s’en souviennent encore.

Il suffit de gratter un peu l’enduit.

Il y avait là des écoles, des imprimeurs, des synagogues pleines de sel et d’encens, des enfants qui couraient en hébreu entre deux coupures de courant.

Tout cela n’existe plus. Ou plutôt : tout cela a été dissous.

Dans le silence. Dans la peur. Dans l’indifférence.

L’histoire ? Elle a fait mine de ne rien voir.

Elle a regardé ailleurs, comme une femme qui devine une trahison mais qui refuse encore de savoir.

Alors les Juifs sont partis.

Sans passeport. Sans retour.

Ils ont tout laissé, sauf leurs morts.

Leur souvenir est comme une ruelle dédiée à un poète tombé dans l’oubli.

Mais parmi les jeunes d’Israël, ce souvenir des Juifs d’Orient s’est perdu dans les marges de l’Histoire — comme un vieux carnet qui se délite à force d’humidité.

Et pourtant, il y en a eu des voix.

Des voix cassées, des voix tremblantes.

Comme celle d’Albert Memmi, qui se rappelait son père courant à travers les ruelles, refermant précipitamment la boutique. Une rumeur de pogrom.

L’enfant de Tunis portait cette trace comme d’autres portent un accent : il se souvenait du bruit que faisait la peur sur les pavés.

Un pressentiment.

Toujours ce même mot tapi au creux de la langue : « bientôt ».

Bientôt on nous frappera.

Bientôt on nous arrachera.

Bientôt est arrivé.

En 1948, puis en 1956, puis encore, toujours, comme un vieux cauchemar qui ne finit jamais de se réveiller.

À Bagdad, ce fut le Farhoud.

On pendait les Juifs comme on égorgeait les moutons.

À Tripoli, on brûlait les magasins.

À Casablanca, on fermait les yeux.

Et pendant ce temps-là, le monde s’occupait ailleurs.

Les grands de ce monde regardaient les pierres tomber en souriant.

Ils disaient : « Coexistence », en riant sous cape.

La peur, elle, ne disparaît pas.

Elle rampe.

Elle revient.

Elle s’installe dans les genoux des pères, dans les silences des mères.

Elle ferme les fenêtres, elle éteint les bougies, elle apprend aux enfants à ne pas faire de bruit.

On connaît ça.

On a déjà vu ça.

L’histoire ne bégaie pas, elle rote.

Le sionisme, pourtant, aurait pu être la réponse.

Une maison pour les errants.

Mais là aussi, l’oubli a joué sa musique.

Les Juifs d’Orient, relégués à la périphérie, relégués dans les souvenirs flous.

On reconstruisait une nation, oui, mais sans eux. Ou à côté d’eux.

Comme des cousins gênants.

Israël fut pour eux une délivrance et un malentendu.

On leur offrit un refuge, mais on oublia de leur demander leur histoire.

Le sionisme les accueillit dans un récit qui n’était pas tout à fait le leur.

Le malheur ashkénaze, canonisé par l’Europe, reléguait leur douleur à une sorte d’appendice folklorique.

Et ainsi, dans un silence double — celui de l’exil et celui de l’effacement —, ils vécurent.

Et maintenant ?

Maintenant on dit : c’est vieux, tout ça.

C’est poussiéreux.

Comme si la poussière avait moins de mémoire que les hommes.

Mais la mémoire, elle revient.

Sous d’autres formes.

Des formes qui font mal.

Aujourd’hui, la guerre à Gaza n’est plus une guerre.

C’est un spectacle.

Un théâtre de marionnettes trempées dans le sang.

Le Hamas filme ses otages, les affame, les expose.

Les caméras ne montrent plus des peuples, mais des os.

On les montre sur TikTok, comme des trophées de guerre.

Ce n’est plus la rumeur d’un pogrom : c’est sa mise en scène, son clip, son fond musical.

Et pendant ce temps, la France reconnaît un État palestinien.

En toute élégance.

Comme on serre une main tachée de sang en gardant les gants blancs.

Les chancelleries regardent, émues, attendries même.

« Le Hamas ? Une résistance ! », disent-ils à mots couverts, la bouche pleine de paix.

Le Hamas, lui, sourit sous sa cagoule.

Il filme, il poste, il impose.

Il sait que les images blessent plus que les balles.

Et qu’un otage décharné vaut mille bombardements dans la tête d’un diplomate européen.

Alors il joue avec.

Comme un chat avec une souris.

Et Israël, pris entre sa conscience et ses enfants, hésite.

Les familles d’otages, elles, n’ont pas le luxe de l’hésitation.

Elles crient.

Elles pleurent.

Hurlent leur amour, leur honte, leur colère.

« Nos enfants sont en train de mourir dans un deuxième Auschwitz », dit une mère.

Ce n’est pas une métaphore.

C’est un fait.

Ce sont des os, des visages qui n’ont plus que la peau pour mémoire.

Et au loin, l’Iran tire les ficelles.

Les mollahs, dans leurs palais de marbre et de fiel, financent la mort comme d’autres financent la poésie.

Ils rêvent de ruines, ils rêvent de feu.

L’Iran arrose de dollars et d’armes les coupeurs de têtes.

Les mollahs suent la haine.

Ils tiennent le Hamas en laisse, mais une laisse longue.

Ils allument des bûchers en se prenant pour des prophètes.

L’Iran attise les braises avec la précision d’un vieux pyromane.

Il finance, arme, orchestre.

Et l’Occident, comme un vieil oncle sourd, ne comprend rien, mais signe les chèques quand même.

Il sourit bêtement.

Il croit que faire semblant, c’est faire la paix.

L’Occident, aveugle, joue à la paix avec des torches dans les mains.

Chaque cessez-le-feu devient une trêve offerte au monstre, une sieste diplomatique sur des corps encore tièdes.

La France, cette grande France des Lumières, décide, en plein cauchemar, de reconnaître un « État palestinien ».

Un État sans frontières, sans contours, sans gouvernement, sans Constitution, sans promesse de paix.

Sans rien.

Un État à la kalachnikov et à la ceinture d’explosifs.

La République offre une médaille à la terreur, et appelle ça Justice.

Le mot est joli, il fait pleurer dans les salons de Saint-Germain-des-Prés.

Une fiction au nom de la justice, alors que des mères hurlent sur la place des otages.

Ce n’est pas la justice.

C’est un pacte avec l’oubli.

Alors les Juifs de France remplissent les formulaires pour partir.

Ils recommencent à faire leurs valises.

Pas dans le fracas, non.

Mais dans le murmure.

Comme on ferme une maison d’enfance sans être certain d’y revenir.

Comme on dit au revoir à un pays qui n’entend plus les cris qu’on lui adresse.

C’est une fuite qui ressemble à un deuil.

Ils prennent leurs enfants, leurs valises, leur peur.

Ils s’envolent.

Vers Israël, où au moins la peur a un nom et un visage.

Où l’on sait que la vie ne tient qu’à une sirène.

Où l’on meurt debout.

C’est triste ?

Non. C’est juste.

C’est logique.

L’aliyah, ce mot ancien, prend une saveur amère.

Ce n’est plus le rêve sioniste.

C’est une planche de salut.

La France, fatiguée d’elle-même, semble prête à les laisser partir sans même un au revoir.

Et Israël les reçoit, à bras ouverts — mais les bras sont pleins, déjà, de trop de douleurs.

Et le 9 Av revient, inlassablement.

Ce n’est pas une date.

C’est une fissure.

Ce jour-là, on se souvient non seulement de ce que nous avons perdu, mais de ce que le monde refuse de comprendre.

Les pierres du Temple détruit murmurent encore.

Pas des prières. Des questions.

Le Temple est tombé. Mais il n’a jamais disparu.

Il est là. Dans le souffle. Dans le cri.

Dans le chant qui monte, même sans voix.

Chaque année, ce jour revient, pas pour rappeler la destruction, mais pour désigner le vide.

Ce vide qu’on essaie de combler avec des mots, des images, des drapeaux.

Mais qui ne se comble qu’avec la vérité.

La vérité, elle, ne cherche pas à plaire.

Elle n’a ni cravate, ni promesse.

Elle marche pieds nus.

Elle a du sable dans les cheveux.

Elle dit : les Juifs d’Orient ont été chassés.

Israël est leur seul abri.

Et vous, les bien-pensants, qu’avez-vous fait ?

Rien. Ou presque.

Le 9 Av, ce n’est pas seulement le souvenir d’un Temple brisé.

C’est le cœur même d’un peuple qui, chaque année, se rappelle qu’on peut tout perdre sauf la mémoire.

C’est le jour où la pierre pleure.

Où la poussière parle.

Où les morts reviennent pour, encore, demander :« Et maintenant ? »

Et maintenant ?

Maintenant on écrit.

On crie.

On refuse d’oublier.

On regarde la vérité en face, même si elle nous griffe le visage.

Parce que ce monde est un théâtre de menteurs,

et qu’il faut parfois un peu de sang et d’encre pour réveiller les vivants.

Pourquoi sommes-nous toujours ceux que l’on déloge ?

Pourquoi ceux que l’on accuse, puis que l’on oublie ?

Pourquoi ceux dont la douleur ne suscite que gêne et relativisme ?

La mémoire est un parfum.

Elle revient sans prévenir.

Elle s’attache aux plis d’un vêtement, au coin d’une ruelle, à la voix d’un témoin.

Elle remonte parfois d’un simple mot.

Et ce mot, aujourd’hui, c’est : Israël.

Cette anomalie géopolitique, cette nécessité morale.

Ce petit bout de pays qu’on voudrait voir disparaître pour apaiser sa mauvaise conscience.

Ce peuple qui, encore et toujours, se lève au milieu des ruines pour proclamer qu’il est vivant.

Malgré tout.

Envers et contre tous.

Alors le vieux peuple se tient debout.

Une main sur les pierres.

L’autre sur la mémoire.

Et quand on lui demande s’il va plier,

il répond, doucement :

« Nous avons survécu à Babylone.

Nous survivrons à vos mensonges. »

© David Castel

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