Tribune Juive

David Castel. Service après-vente

C’est étrange comme on peut devenir une insulte simplement en existant. Tu ouvres les yeux, tu respires, tu construis quelque chose — une maison, une idée, un pays — et voilà qu’on t’en veut. Pour ta respiration. Pour ton entêtement à rester là. À ne pas disparaître proprement, discrètement, comme une bonne victime. Ça les arrangeait, le souvenir. C’était commode, un peuple mort. On pouvait le pleurer à l’aise. Mais vivant, debout, armé ? Ah non. Là, ça dérange.

Je ne sais pas comment on en est arrivé là. Peut-être qu’on a été trop polis. Trop civilisés. Trop patients. On a cru que si on expliquait bien, si on parlait doucement, le monde comprendrait. Grave erreur. Le monde ne comprend que ce qui le rassure. Et nous, on le dérange. On rappelle que la honte n’est pas également répartie. Que l’histoire a des dettes qu’on n’a jamais réglées. Et surtout, qu’on ne se laissera plus faire. Voilà notre vrai crime.

Il paraît qu’on est trop durs. Trop fiers. Trop nous. On aurait dû se diluer, s’effacer, devenir universels, humanistes, végétariens. Mais on est restés tribaux. Avec nos coutumes, nos prières, nos morts, nos frontières. On est restés vivants. Et ça, c’est impardonnable.

Alors on nous regarde de travers. On nous accuse. On nous juge. Chaque pierre qu’on pose, chaque balle qu’on tire pour se défendre, chaque silence qu’on garde — tout devient suspect. On nous traîne devant le tribunal de ceux qui n’ont jamais eu à se battre pour avoir le droit de vivre.

Mais il y a quelque chose qu’ils ne comprennent pas. C’est qu’on ne tient pas debout pour impressionner qui que ce soit. On tient debout parce qu’on a promis. Pas à un gouvernement, pas à une commission, pas à un public — mais à nos morts. À nos mères qui priaient dans la cuisine. À nos grands-pères qui bégayaient en yiddish dans les rues de Varsovie. À nos enfants qu’on veut voir courir dans un pays à nous, sans avoir à demander pardon pour leur joie.

Ce n’est pas de l’héroïsme. C’est du service après-vente. On a survécu, maintenant il faut assumer.

On est seuls ? Très bien. On a l’habitude. On a été seuls dans les ghettos, seuls dans les trains, seuls dans les camps. Alors seuls dans les votes de l’ONU, franchement, ça ne nous impressionne pas. On a appris à compter sur moins nombreux que ça.

Et puis il reste la mère. Toujours. La mère juive, ce concept stratégique que personne n’a jamais su bombarder. Elle ne parle pas de politique. Elle ne fait pas de déclarations. Elle prépare un couscous et elle te dit d’être gentil, mais pas trop. Parce qu’elle sait. Elle a vu. Elle a pleuré assez de fils pour ne pas s’excuser de vouloir en garder quelques-uns en vie.

Alors on avance. On se fait insulter, menacer, isoler. Mais on avance. Parce qu’on n’a pas d’autre choix. Parce qu’on est le choix. Parce que même si le monde se détourne, on a encore un avenir à bâtir, un livre à écrire, une langue à parler. Et des enfants à protéger de l’amour conditionnel qu’on nous propose.

On ne demande pas d’être aimés. On demande juste qu’on nous laisse aimer. Notre peuple, notre pays, notre mémoire. Et tant pis si ça déplaît.

Ce n’est pas la première fois qu’on est seuls. Ce ne sera pas la dernière. Mais cette fois, on est armés. Cette fois, on est debout. Et cette fois, si on tombe, ce ne sera pas sans répondre.

© David Castel

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