
Le libre arbitre selon Leibowitz : une volonté sans cause
Le libre arbitre est cette faculté de l’homme à décider sans fondement rationnel, causal ou empirique. Ce n’est ni un calcul du préférable, ni une déduction logique, ni même une réponse conditionnée à un stimulus. Si tel était le cas, la décision ne serait qu’un effet, l’ultime maillon d’une chaîne causale. Or, la volonté est précisément ce qui échappe à cette chaîne. Elle ne dépend ni de l’intellect, ni de la perception, ni de la logique : elle est, en son essence, détachée de tout, et par là, radicalement libre.
Les valeurs sont intrinsèquement liées à cette volonté. Croire en Dieu, par exemple, n’est pas le fruit d’un raisonnement contraignant. Mais il en va de même pour l’adhésion aux droits de l’homme ou à tout autre système de valeurs : rien n’y oblige. Si le libre arbitre ne repose sur rien d’extérieur à lui, et si les valeurs reposent sur ce libre arbitre, alors les valeurs elles-mêmes ne reposent sur rien. Elles ne se déduisent ni de la nature ni d’une loi universelle. C’est là, selon Leibowitz, que réside l’échec de Kant : son impératif catégorique ne peut véritablement être « catégorique » que si l’on décide, librement, de s’y soumettre. Ce n’est pas une loi objective, mais un engagement subjectif. On peut tout aussi bien choisir de s’y soustraire — sans que cela entraîne de conséquence logique ou cosmique. Ce paradoxe moral est au cœur de nombreuses œuvres de Woody Allen, comme Crimes et Délits ou Le Rêve de Cassandre, où les protagonistes peuvent commettre le mal, en toute lucidité, sans être poursuivis ni par la justice, ni par la morale, ni même par leur propre conscience¹.
Ainsi, l’homme est pris dans la causalité comme tout ce qui existe, mais il peut s’en détacher. Celui qui a soif peut refuser de boire ; celui qui a froid peut décider de ne pas se chauffer. Il peut aller contre son instinct, sa culture, son éducation, son environnement, ses émotions, ses habitudes, ses croyances, voire ses propres désirs. Là réside le cœur de la volonté : non pas dans la réaction, mais dans la possibilité d’initier un acte qui n’est causé par rien d’autre que soi-même. L’homme peut vouloir provoquer un effet sans être lui-même l’effet d’une cause. Rien dans la nature ne possède cette capacité. Seul l’homme, affirme Maïmonide, dispose de la volonté au sens de la volonté consciente. Et c’est précisément cette capacité qui donne sens à l’affirmation selon laquelle l’homme est créé à l’image de Dieu. Ce n’est pas que Dieu ressemble à l’homme, mais que, comme Dieu, l’homme peut vouloir. Là se situe l’opposition entre christianisme et judaïsme : tandis que le Dieu chrétien s’humanise, dans la tradition juive c’est l’homme qui est élevé au rang divin².
Chaque automne, des milliers d’oiseaux migrent vers le sud selon un ordre parfait, instinctif, immuable. Le spectacle de ces formations en plein ciel est saisissant de rigueur et d’harmonie. Mais imaginons qu’un seul oiseau, en parfaite santé, quitte la formation pour se poser sans raison. Ce geste, contraire à son instinct, inexplicable par une cause identifiable, évoquerait aussitôt quelque chose d’humain : une rupture dans la continuité du déterminisme, un acte absurde peut-être, mais libre.
Dans Le Guide des Égarés, Maïmonide explique que les miracles doivent être compris comme des métaphores. À travers une exégèse lumineuse, il montre que la nature fonctionne selon des lois fixes, un enchaînement de causes et d’effets qu’il appartient à l’homme d’étudier. L’univers, pour lui, est déterminé de part en part. Dès lors, le libre arbitre apparaît comme un phénomène qui ne peut ni être compris ni analysé scientifiquement. Il est une brèche dans l’ordre du monde, une exception, un surgissement inexpliqué — en somme, un miracle. Non au sens religieux, mais au sens philosophique : une singularité ontologique.
L’homme possède un intellect supérieur à celui des autres mammifères, certes, mais cela n’explique pas la volonté. Un esprit modeste peut faire preuve d’une volonté immense, tandis qu’un génie peut en être dépourvu. L’intelligence et la volonté obéissent à deux logiques distinctes. Lorsqu’il dort, l’homme perd cette capacité. Son esprit est actif, ses rêves foisonnants, son imagination libre, mais il ne décide de rien. Il ne maîtrise ni le contenu de ses songes ni le moment de son réveil. Il se réveille parce que son corps est programmé pour le faire, non parce qu’il le veut. Pendant le sommeil, le déterminisme reprend ses droits.
Leibowitz rejoint ici Sartre en affirmant que l’homme demeure libre, même lorsqu’il est traversé par les déterminismes les plus puissants. On ne choisit pas sa naissance, son corps, son époque ni son environnement. Pourtant, à l’intérieur même de ces contraintes, subsiste la capacité de se réapproprier ce qui nous a été imposé. Être libre ne signifie pas faire ce que l’on veut sans limite, mais vouloir ce que l’on fait en pleine conscience de ce que l’on est. La liberté ne réside pas dans l’absence de conditionnements, mais dans la manière dont on décide de les investir, de les retourner, voire de les dépasser. L’essentiel n’est donc pas ce que le monde fait de nous, mais ce que nous faisons de ce que le monde a fait de nous³.
© Daniel Horowitz
Source: Blog de Daniel Horowitz
Notes
¹ Crimes and Misdemeanors (1989) et Cassandra’s Dream (2007) de Woody Allen explorent la disjonction entre culpabilité morale et conséquence sociale.
² Cette opposition est souvent évoquée dans la théologie comparée : voir L. Strauss, La Philosophie et la Loi, ou encore E. Levinas, Difficile liberté.
³ Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946) : « L’homme est condamné à être libre. »

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