
Je me souviens que Georges Perec est mort le 3 mars 1982.
Je me souviens de son visage de faune auréolé d’une épaisse crinière et qui se terminait en pointe par une barbichette.
Je me souviens de son regard intelligent et plein de malice.
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Je me souviens que je passais tous les matins devant son immeuble rue Linné pour aller à la faculté de Jussieu.
Moi, qui m’étais décidé pour des études scientifiques, je me consolais en me disant que l’Oulipo conciliait mathématiques et littérature.
Je me souviens de la rue Vilin dans le 20ème arrondissement, où il est né. Je m’y suis égaré un jour, après une garde à l’Hôpital Tenon.
Je n’avais pas dormi de la nuit.
Je me souviens d’ « Un homme qui dort ».
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Je me souviens que le nom de son père, juif polonais, était en réalité Pereç ( prononcer Peretz ) transformé par l’état-civil français.
« Perec » פרק veut dire « chapitre » en hébreu.
Ce qui pour un écrivain comme lui est une coïncidence oulipienne qui devait, sans doute, le ravir.
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Je me souviens de Sami Frey récitant “Je me souviens”, au Théâtre de la Madeleine, en pédalant sur un vélo immobile.
Je me souviens de la voix étouffée de Sami Frey.
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Je me souviens avoir mis des mois pour lire “La Vie mode d’emploi”, un roman exhaustif qui raconte la vie d’un immeuble et de ses habitants dont les destins s’entrecroisent comme sur une grille de mots-croisés.
Définitions horizontales et verticales.
Une vie tient en quelques cases, mais se ramifie avec d’autres vies, à l’infini.
Je me souviens que je n’ai jamais pu en épuiser toutes les possibilités.
Je me souviens que Gallimard avait publié le cahier des charges de « La Vie mode d’emploi », un album de fac similés des brouillons de Perec pour composer ce roman.
Je me souviens que j’avais trouvé ce livre un peu cher et que je ne l’avais pas acheté.
Depuis, ce livre a disparu et j’ai fait tous les libraires, tous les bouquinistes, à sa recherche.
Je suis prêt à mettre n’importe quel prix.
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Je me souviens de “La disparition”, un texte curieux où Perec n’utilise jamais la lettre e. Une prouesse littéraire pour une histoire qui a une certaine cohérence mais qui manque de signification. Un peu comme dans une vie où une mère nous manque.
Je me souviens que Perec disait que si il devait traduire « La disparition », en italien, c’est le a qu’il devrait supprimer, mais qu’alors c’est une autre histoire qu’il devrait écrire.
Mais quelque soit la langue, il est impossible de supprimer le a du mot Maman.
Je me souviens de “W ou le souvenir d’enfance”, où Perec parle d’un univers concentrationnaire sans jamais le nommer.
Je me souviens que l’inverse de W est M comme Maman.
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Je me souviens que la mère de Georges Perec n’est jamais revenue d’Auschwitz.
“Cyria Shulevitz, ma mère,… naquit le 20 août 1913 à Varsovie…Elle était juive et pauvre…Il me semble voir, lorsque je pense à elle, une rue tortueuse du ghetto, avec une lumière blafarde et de la neige… Il n’y eut dans la vie de ma mère qu’un seul événement : un jour elle sut qu’elle allait partir pour Paris…Le départ se fit. Je ne sais ni quand, ni comment, ni pourquoi. Était-ce un pogrom qui les chassait, quelqu’un qui les faisait venir ? Puis elle rencontra mon père. Ils se marièrent. Il s’installèrent rue Vilin et prirent en gérance un salon de coiffure… La guerre survint. Mon père s’engagea et mourut..Son salon fut fermé… Elle porta l’étoile. Un jour elle m’accompagna à la gare. C’était en 1942. C’était la Gare de Lyon…J’allais à Villard-de-Lans… A Paris, on conseilla à ma mère de déménager, de se cacher. Elle n’en fit rien… Elle fut prise dans une rafle avec sa sœur, ma tante. Elle fut internée à Drancy le 23 janvier 1943, puis déportée le 11 juillet suivant en direction d’Auschwitz. Elle revit son pays natal avant de mourir. Elle mourut sans avoir compris.“
( W ou le souvenir d’enfance )
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Je me souviens qu’il aimait les bouquinistes, et qu’il était parfois saisi d’une insondable tristesse.
« Je traîne…Je ne suis pas triste. C’est plus grave. Je touche une limite, un mur.
Je peux perdre une heure à m’absorber devant l’étal d’un bouquiniste… »
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Je ne me souvenais pas qu’il avait été fou amoureux de Marceline Loridan-Ivens, à qui il avait envoyé des lettres passionnées..
« Pendant des années, j’ai vécu dans des refuges bancals ( ou bancaux ), protégé des autres comme je le pouvais, vivant des passions imaginaires pour Marceline. »
Car Marceline l’avait gentiment éconduit, en lui répondant :
« C’est la jeune survivante, en moi, que tu aimais, Georges. J’étais les yeux qui ont vu, le corps qui a survécu, j’aurais pu te raconter Birkenau, où ta mère est morte avant que je n’y arrive. Mais je fuyais ce trou noir, je ne pouvais pas l’éclairer pour toi […] J’étais l’enfant déportée pavant mon enfer de livres que tu me tendais. Tu étais l’orphelin caché devenu écrivain. »
Marceline avait compris que Georges voulait combler le trou béant qu’avait laissé la disparition de sa mère.
Et, comment pouvoir aimer après Auschwitz ?
« Si je ne viens pas, si je recule, si je pose des lapins, c’est que je ne suis pas nette, pas franche, je n’ai pas grand-chose à donner et je ne sais pas le donner, je ne sais pas lâcher prise, je n’aime pas qu’on me touche, je n’aime pas me déshabiller. Sans qu’ils le sachent, et sans que je le sache non plus d’ailleurs, je déposais mon passé mon impasse, ma dureté entre leurs mains, même brièvement. Ce que l’on met de soi en l’autre est tellement plus vaste qu’on ne croit ».
Marceline ne voulait pas être la lettre E.
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Je me souviens qu’en octobre 1974, Perec s’était installé à la terrasse d’un café Place St Sulpice à Paris, trois jours consécutifs.
Il avait noté tout ce qu’il observait, les faits les plus insignifiants dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».
Comme si, à force de le décrire, nous pouvions épuiser le temps qui passe.
Je me souviens qu’à chaque fois que je m’installe dans ce café, Place St Sulpice, j’espère toujours reconnaître le visage d’un faune à l’épaisse crinière, avec une barbichette, me faire un sourire malicieux.
© Daniel Sarfati

je me souviens avec émotion de perec
il ne me quitte jamais et
la rue vilin m habite
c était son quartier et le mien
disparu à jamais
qu il repose en paix
Georges Perec dessiné ,cet homme extraordinaire et tellement émouvant, quand Daniel Sarfati en parle, c’est comme un poème qui me donne des frissons.
Chaque lecteur est un nouveau maillot d’une chaîne sans fin