Pierre-André Taguieff: “Les intellectuels pro- Hamas, des ‘compagnons de route’, des ‘idiots utiles’ ou des ‘complices’?”

“La bêtise idéologisée, au discours fleuri et sophistiqué, ne cesse de s’étendre depuis la vague déconstructionniste qui lui a donné des lettres de noblesse”

Pierre-André Taguieff. Fabien Clairefond

TRIBUNE – Le philosophe pointe l’aveuglement, voire lacomplaisance, d’une certaine gauche pour l’idéologie islamiste, qui s’est renforcé depuis le 7 octobre.

On connaît le mot de Chamfort : « En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, eton persécute ceux qui sonnent le tocsin. » Sonner le tocsin, c’est avertir d’un danger, après avoir fait un travail d’éveilleur, qui consiste à se montrer vigilant, c’est- à-dire attentif aux signes révélateurs ou annonciateurs. Mais il y a vigilance et vigilance, il y a l’authentique et la simulée. Les véritables vigilants, ceux qu’on peut considérer comme des lanceurs d’alerte,dès lors qu’ils pointent des menaces jugées négligeables ou inexistantes (islamisme, immigration non contrôlée, antisémitisme, etc.) par les tenants du politiquement correct, sontrégulièrement taxés « d’extrême droite », disqualifiés en tant que « réacs », dénoncés comme « racistes » ou «fascistes», etc. C’est ainsi qu’on fabrique des infréquentables et des parias.

Pour les nouveaux inquisiteurs et délateurs se reconnaissant dans le camp « antifasciste » et« progressiste », il faut être non plus tant « absolument moderne » que « de notre époque »,dans laquelle tout change, s’échange et se mélange. Le « nouveau monde » est marqué par la normalisation des « identités fluides », inévitablement « hybrides », et l’idéalisation del’ouverture de toutes les frontières («

nous sommes tous des migrants »). Il faut donc ressembler aux derniers venus, ceux qui, selon le système médiatique, sont censés peupler ladite époque et se ressembler tous dansdes sociétés de plus en plus « fluides » ou « liquides ». Or, l’époque est wokiste. C’est là samorale et sa politique, dont la dimension religieuse ou gnostique a été reconnue et analysée par le philosophe Jean-François Braunstein. Dès lors, qui n’est pas wokiste ne peut être qu’unvestige de « l’ancien monde », donc « de droite » ou « d’extrême droite ».

La vigilance wokiste illustre une forme moralisante ou vertuiste de l’aveuglement militant, celuiqu’on rencontre aujourd’hui dans les milieux intellectuels, médiatiques et politiques qui seveulent « de gauche », vraiment et totalement. Ils forment les troupes de l’extrême gauche émergente, une gauche postcommuniste (ou postmarxiste) qui s’est convertie à la politiquedes identités ou plus exactement des « minorités », et que j’appelle « la gauche gauchiste », une gauche sans projet autre que la lutte contre « l’extrême droite » dans tous les recoinsdes sociétés démocratiques occidentales. Cette obsession antidroitière conduit à des attitudes paranoïaques : ceux qui ont professionnalisé la chasse à « l’extrême droite » en viennent àl’inventer quand ils n’en découvrent aucune trace. Ils prennent ainsi leurs fantasmes pour la réalité qu’ils jugent intolérable.

Ce qui est frappant, en particulier dans les milieux de la nouvelle gauche intellectuelle, c’estl’extension de cette pathologie cognitive qu’est l’aveuglement

idéologique, lié à un style d’activisme qui se réclame de la « résistance » plutôt que

de la révolution. On peut l’analyser comme une forme d’aveuglement volontaire, qui ressemble fort à une servitude mentale volontaire, comme l’a bien vu le philosophe Yves Charles Zarka. Il s’agit d’un nouveau type d’aveuglement idéologique,

postcommuniste, engendré par la combinaison d’un certain nombre de causes, anciennes ou émergentes (antiracisme, antifascisme, anticapitalisme, anti- impérialisme, anticolonialisme, antisexisme, antisionisme, anti-islamophobie, anti- occidentalisme ou hespérophobie, etc.),qui exercent une séduction intellectuelle en même temps qu’elles suscitent de l’indignation et du ressentiment envers les coupables désignés. La « cancel culture » en est la codification :on ne discute pas avec les « infréquentables », on les dénonce pour les exclure, les mettrehors d’état de nuire. La culture de l’annulation a chassé, non sans la criminaliser, la culture du débat.

L’intolérance et le fanatisme idéologique se sont donc installés dans le champ culturel comme dans le champ politique, où ils sont devenus attrayants. Affectant en priorité les intellectuelsdits « progressistes », en particulier les jeunes universitaires et les étudiants engagés dans des groupes contestataires plus ou moins radicaux (c’est-à- dire à la fois intransigeants et violents), cet aveuglement est l’effet d’une totale soumission à la nouvelle idéologie dominante, qui est intersectionnaliste, décoloniale, identitaire et racialiste, néoféministe et pro-LGBTQIA+, islamophile et anti- islamophobe, propalestinienne et antisioniste. La bêtiseidéologisée, au discours fleuri et sophistiqué, ne cesse de s’étendre depuis la vague déconstructionniste qui lui a donné des lettres de noblesse. C’est ainsi que se fabriquent denouvelles générations d’« idiots utiles » se prenant pour des « terreurs » théoriquesconnaissant le sens de l’Histoire.

Aveuglés par leurs prétentions et leur vanité, cesnouveaux

Aveuglés par leurs prétentions et leur vanité, ces nouveaux « idiots » politiquement instrumentalisables sont surtout utiles aux islamistes, qui, grâce à eux, ont acquis un statutvictimaire tout en prenant la figure de « résistants ». La transfiguration des islamo-terroristes du Hamas en « résistants » en témoigne. C’est là le principal héritage idéologico-médiatique du mégapogrom du 7 octobre 2023, celui qu’a retenu la gauche gauchistefascinée par la « résistance armée » de l’organisation djihadiste antijuive, dont les actionscriminelles illustrent désormais le « bon » terrorisme, celui que les intellectuels de gauche n’ont cessé d’applaudir depuis les années 1950.

Ces mixtes de nationalisme et d’islamisme, du FLN algérien aux organisations palestiniennes comme le Hamas ou le Djihad islamique, séduisent toujours les mouvements d’extrême gauche qui, tels en France le NPA ou LFI, y projettent leur désir idéologisé de libération oud’émancipation des peuples opprimés, c’est-à-dire,

en dernière analyse, leur désir de révolution mondiale. Ils ont remplacé le prolétariat, trop «blanc » et « réac » à leur goût, par les « résistants » islamistes et plus

particulièrement islamo-palestinistes. Un tel angélisme risque de les transformer en compagnons de route, voire en complices plus ou moins conscients, des groupes terroristesles plus sanguinaires. La gauche gauchiste reprend piteusement l’héritage de Sartre, celui dela préface aux Damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon, alors que nous devrions revisiter d’urgence celui de Camus.

© Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe et historien des idées, chercheur au CNRS . Dernier livre paru : Les «Protocoles des Sages de Sion». Des origines à nos jours, Paris,Hermann, 2024.

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-an

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3 Comments

    • Cher Jace, Taguieff est un ami, ami de tJ, ami d’Israël, ami des juifs, et depuis si longtemps: depuis toujours.Il est ici chez lui: nous l’aimons. Il est de notre famille.

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