“Israël : gauche, droite, accords et désaccords”: un texte “personnel” de Yana Grinshpun

Yana Grinshpun

Je propose ici un petit texte, écrit au fur et à mesure de mes conversations avec des personnes très différentes en Israël le mois dernier. Il m’a été donné de discuter avec la gauche radicale, celle qui peuple les universités israéliennes, la gauche modérée, la droite libérale laïque, la droite conservatrice. Je n’ai pas eu la chance de pouvoir discuter avec les juifs ultra-orthodoxes, car je n’y ai pas eu accès. Naviguant entre plusieurs communautés israéliennes : russophone, francophone, anglophone et hispanophone (chacune disposant d’organes de presse), j’ai pu interroger des gens qui en font partie et écouter des chaines différentes de télévision et de radio. 

Une fois n’est pas coutume, c’est un texte personnel, plus qu’analytique, qui n’engage que moi et ma perception des événements. 

***

Le mois d’août a été ébranlé par des manifestations “contre”… Et voilà une bonne question, “contre quoi “?

Vu de France, pour les Juifs de gauche, il s’agit des manifestations contre la réforme judiciaire, et contre le “fascisme” du gouvernement de l’extrême droite ; pour les Juifs de droite, il s’agit des manifestations contre le gouvernement de Benjamin Netanyahou, le pouvoir des élites et celui du “Deep State”, l’État profond.

Avant de continuer, une petite parenthèse personnelle. Je n’ai voté à gauche qu’une seule fois dans ma vie, en 1992. J’étais étudiante à l’Université de Tel-Aviv, récemment arrivée d’Union Soviétique.  C’était l’époque des accords d’Oslo, que je soutenais comme la plupart de mes jeunes camarades de fac, et que je considère aujourd’hui comme la plus grande catastrophe qui ait pu arriver à Israël. Nous croyions à la paix, nous parlions de la paix, nous attendions la paix avec nos amis arabes, bédouins, druzes qui étudiaient à l’Université de Tel-Aviv et avec qui nous vivions dans la cité universitaire. On en connaît les résultats. Le désenchantement a commencé avec une énorme vague de terrorisme en 1994, le spectacle des bus qui s’envolaient et des corps disséqués dont certains camarades. C’est alors que Nathan Sharansky a écrit un article dans lequel il expliquait l’erreur de Rabbin. Il a cité sa conversation avec le Premier ministre, qui lui avait expliqué sa stratégie : “c’est très bien que Arafat soit un dictateur, parce que sans démocratie, il maîtrisera nos ennemis et le Hamas mieux que nous”[1]. La réalité a donné tort à Rabbin. Arafat a surtout bien maîtrisé l’enseignement de la haine aux jeunes Palestiniens et les appels au jihad armé contre les Juifs.  Après les accords de Camp David II et le refus total d’Arafat, on pouvait s’étonner qu’il reste encore des gens pour croire à la paix. Les gens de gauche.  Mais comme on dit en français, il n’y a que la foi qui sauve. Et Sharanski a démissionné du gouvernement.

Revenons donc à Israël aujourd’hui. Il est vrai que la plupart des manifestants sont de gauche, mais à mon étonnement, j’y ai découvert aussi les gens qui ont voté Likoud, ceux de la droite traditionnelle, et qui se sentaient trahis par la coalition. 

Il paraît évident que l’Israël d’aujourd’hui est divisé en deux sociétés très différentes, qui ne partagent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes intérêts, ni le même mode de vie. Ce n’est pas la division traditionnelle entre gauche et droite à l’israélienne, qui se traduisait par l’attitude vis-à-vis du voisinage arabe.  C’est une division qui concerne non seulement les voisins haineux, mais surtout la manière d’être Juif sur la terre d’Israël.  Toutefois, il faut bien comprendre que ce n’est pas vraiment une division due aux discussions sur la réforme judiciaire et le statut de la Cour Suprême.


Le peuple et les pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire)

Les gens de gauche qui manifestaient n’étaient pas un groupe homogène. Beaucoup étaient d’accord avec le fait que la Cour Suprême était devenue un musée où les juges se cooptaient et formaient une caste impénétrable. Que ce système doive être changé, cela semblait évident à certains. D’autres se paraient d’une superbe en m’expliquant que “le peuple” en Israël ne comprenait rien et qu’on ne pouvait pas lui faire confiance, car la plèbe ne peut pas juger. (On retrouve aussi ces jugements dans les pages de la presse juive en France, où certains s’évertuent à montrer que la gauche est toujours meilleure que la droite, parce qu’elle est plus morale). Ou que le gouvernement élu ne représente pas « le peuple ».  Mais selon cette logique, c’était aussi le cas du gouvernement, quand la gauche était au pouvoir : il ne présentait pas TOUT le “peuple”. Ces remarques renvoient à la nature de la démocratie représentative (Rousseau, Locke et Hobbes etc.) et je n’en parlerai ici, car l’objectif de ce texte est autre. En ce qui concerne les débats sur la Cour Suprême, de nombreuses personnes (de gauche et de droite) s’inquiètent de la situation où la Knesset (le pouvoir législatif) et le gouvernement (le pouvoir exécutif) ne deviennent qu’un seul pouvoir, car la majorité à la Knesset est celle du gouvernement (64 mandats).  Or, si les différents pouvoirs existent dans la société démocratique, c’est justement pour éviter la concentration du pouvoir entre les mains d’une seule instance.  

  

Ce que disent “les gens de gauche

Des anciens de la gauche universitaire m’ont expliqué qu’Israël est un Etat policier qui se permet de rentrer « chez des gens » et même « détruire leurs maisons ».  Ils manifestaient donc contre la droite nationaliste.  J’ai rétorqué que Tsahal entrait dans les maisons des terroristes, parce que les soldats sont obligés de défendre les diseurs de belles paroles, qui vivent confortablement dans leurs demeures telaviviennes. Ils doivent arrêter les terroristes ou chercher les armes cachées dans leurs maisons. D’ailleurs, la Cour Suprême elle-même n’a jamais annulé la décision de détruire une maison de terroristes, malgré de nombreuses plaintes déposées.  La réponse était à la hauteur de l’argument : si les Arabes tuent les Juifs, c’est que les Juifs sont coupables. Coupables de quoi ? De ne pas vivre là où il faut, d’occuper les territoires qui ne sont pas les leurs, d’emprunter les routes des Palestiniens, d’avoir une meilleure éducation etc… Bref, un discours caractérisé par ce que Daniel Sibony appelle la “culpabilité narcissique”.  Si mon fils, en jouant au foot, a cassé un vase chinois, ce n’est pas de sa faute, c’est parce que je l’ai mal rangé. Le fils n’y est pour rien. On oublie le fils, on lui enlève toute la responsabilité de ses actes, et on devient le centre du problème, ce qui procure une satisfaction narcissique. 

-Une mère, Batsehva Nigri, a été tuée le 21 août à proximité de Hébron sous les yeux de sa fille. 

-Elle n’avait qu’à pas vivre là-bas. C’est une extrémiste juive…

 D’autres et pas des moindres, des membres du corps enseignant à l’Université de Bar Ilan, m’ont dit que la droite leur volait “70 ans de leur histoire” (sic) et “que la lutte était existentielle”. Au moins les choses sont claires. L’existence de l’opposition est existentiellement insupportable pour la gauche. 

La droite

De nombreuses personnes qui votent traditionnellement à droite se sont aussi jointes aux manifestations. Mais leurs raisons n’étaient pas les mêmes que celles des gens cités ci-dessus. Ils s’inquiétaient de la forte présence, dans la coalition, des ultra-orthodoxes, dont les propositions, sont susceptibles d’être votées, car la coalition est majoritaire et qu’il lui sera facile de faire adopter ses propositions par chantage. Or, ces propositions mettent en danger leur mode de vie, le mode de vie laïque.  Des horaires de prière séparés pour les femmes et les hommes, des revendications pour une séparation dans les transports, ne sont pas appréciés par cette droite. 

A Jérusalem, un vendredi soir, je traversais en voiture Giv’at Shaul, un quartier de Jérusalem situé à la sortie de la ville. Une foule est descendue du trottoir pour m’empêcher de passer. Les gens marchaient lentement démonstrativement et quand je leur ai demandé de me laisser passer, ils ont obtempéré, non sans m’expliquer que je n’étais pas une bonne juive.  De tels comportements sont tout à fait envisageables à Mea Shearim, le quartier des ultras, mais que cela devienne aussi flagrant partout n’est pas un bon signe. 

De nombreuses contre-manifestations ont également eu lieu. C’étaient les manifestations de la droite israélienne. Elles aussi étaient hétérogènes. Les Israéliens de droite qui défendaient leur droit de vivre dans ce que la langue de bois administrative appelle “shtahim” (territoires) manifestaient pour leur droit de vivre sur ce qu’ils considéraient comme leur terre. Appelés “extrémistes” ou”radicaux” par la gauche , ils ne faisaient que montrer le problème dont Shmuel Trigano a dit qu’il est avant tout “national et concerne son  rapport [celui d’Israël] à lui-même”[2]

La gauche qui exige le retrait des “territoires” a une mémoire courte, elle a déjà oublié ce qui s’est passé à Gaza après le retrait d’Israël.  Cela partait d’une bonne intention de la part d’Israël, mais… tous les champs, les jardins fleuris cultivés par les Juifs Israéliens à la frontière de Gaza à Gush Katif ont été immédiatement brûlés (alors qu’il était possible d’en profiter ou de continuer l’exploitation de ces terres), des milliers de roquettes ont été tirées sur Israël, ce qui n’était pas le cas quand il contrôlait Gaza. Je vais dire les choses simplement : si on regarde la carte, la distance entre Netanya et Tulkarem est d’environ 15 km. Tout à fait à portée des roquettes qu’on peut envoyer depuis les territoires de l’Autonomie. Si Israël ne se retire pas de ces « territoires » c’est pour des raisons de sécurité évidentes pour ceux qui ont vécu ou vivent dans ce pays.  Je dirais même plus, c’est évident pour tous sauf pour les beaux parleurs enclavés dans les quartiers riches du centre et du nord de Tel-Aviv (Ramat Aviv et autres Herzlya Pituah).  Le problème politique israélien est également un problème géo-social. On trouvera moins de gens de gauche à Jérusalem et dans les alentours qu’à Tel-Aviv ou à Raanana.

Il y avait aussi d’autres représentants de la droite qui accusaient de complot l’élite ashkénaze qui barre l’accès de tous les postes importants aux Juifs sépharades. C’est le discours des Panthères Noires qui redevient à la mode. Si, lors de son apparition à la fin des années 1960, les représentants de ce mouvement pouvaient avoir leurs raisons, je suis très étonnée d’entendre cette victimisation et ces accusations au bout de 40-50 ans. Pour deux raisons. Toutes les alyot  (immigrations) qui arrivaient en Israël ont été très mal accueillies. Une amie à l’université de Tel-Aviv m’a raconté que quand sa grand-mère allemande est arrivée en Israël en 1947 en sortant d’un camp de concentration, les Juifs sur place appelaient les nouveaux arrivés les “savons”… Les parents d’une autre amie, Juifs iraquiens, m’ont raconté comment les fonctionnaires israéliens leur avaient pris tout leur argent à l’arrivée. (C’était une famille bourgeoise et riche, mais ils avaient été d’abord dépouillés par les Iraquiens et ensuite par les leurs, en Israël). 

Quand je suis arrivée en Israël dans les années 1990, nous vivions à quatre dans une petite pièce au fin fond de Beer-Sheva, car les soviets nous avaient pris jusqu’au dernier kopeck. En face de chez nous, une famille éthiopienne vivait avec huit enfants dans deux pièces. Et mes camarades de classe au lycée de Beer-Sheva me criaient “sale russe !”, ce que je trouvais cocasse, après avoir été toute ma vie traitée de “sale juive” en Russie. Aujourd’hui les “sales russes” sont mariés aux “sales marocains”, aux “sales iraquiens” ou aux “sales kurdes”. Les enfants des uns et des autres peuvent accéder à ce qu’ils veulent, faire les études qu’ils veulent, trouver du travail dans tous les domaines, qu’ils soient ashkénazes ou sépharades. Aujourd’hui, le problème est plutôt social qu’ethnique.  Qu’on n’aime pas son voisin parce qu’il a un autre mode de vie que soi-même ne relève pas d’un mépris racial ou ethnique, mais d’un invariant du comportement humain. Le discours de victimisation de cette droite-là ressemble plus à de la démagogie qu’à la réalité du terrain. 


Points d’accord

Deux mois avant l’écriture de ce texte, j’ai été invitée au serment militaire du fils d’une amie. Il intégrait Nahal (l’armée de terre). Aucun juif ultra-orthodoxe n’était présent. Bénéficiant du statut quo, les jeune juifs ultra-orthodoxes ne font pas l’armée. C’est en étudiant la Torah qu’ils servent leur peuple. On peut se demander où est la contradiction entre travailler et étudier la Torah ou servir dans l’armée et étudier la Torah. On peut se demander aussi pourquoi ceux qui servent leur pays doivent risquer leur vie pour défendre ceux qui étudient la Torah. Est-ce là, la justice sociale ? On peut se demander aussi pourquoi ne pas aider son pays en faisant un service alternatif, si souvent privilégié par les juifs tradionnalistes. Une proposition de loi, qui n’a pas encore été discutée et ne le sera peut-être jamais, tellement elle est absurde, a provoqué la colère de tous : celle qui consistait non seulement à libérer du service militaire tous les étudiants des yeshivot (écoles de théologie), mais à leur octroyer les mêmes droits financiers que ceux des soldats de l’IDF. 

Ce n’est donc pas seulement la réforme qui concerne le statut de la Cour Suprême ou l’indépendance du pouvoir judiciaire – mais un ensemble de problèmes, qui ont toujours existé, en fait, depuis la création de l’Etat, mais qui ne se sont jamais exprimés avec autant de violence verbale et physique. 

© Yana Grinshpun


Notes

[1] Que les lecteurs me pardonnent l’absence de référence exacte, j’ai lu le texte dans l’ouvrage biographique de Nathan Sharanski en russe.  Il en a reparlé dans un entretien donné au média russophone allemand DW en août 2023.

[2] Trigano, Sh. (2020),  « l’Arlésienne de l’Etat d’Israël » in Le peuple israélien. Visages de la société israélienne, Pardès 64-65. éd. In Press

Perditions idéologiques
Discussions sur la propagation des idéologies dangereuses

Linguiste, analyste du discours, Maître de Conférences en Sciences du Langage à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle UFR Littérature Linguistique Didactique, Yana Grinshpun est particulièrement intéressée par le fonctionnement des discours médiatiques et par la manière dont se présentent les procédés argumentatifs dans les discours de propagande. Elle co-dirige l’axe “Nouvelles radicalités” au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme (RRA)


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4 Comments

  1. Merci Yana Grinshpun , voila une chronique israelienne emprunte de realisme et d honneteté .
    Oui entre les bobos ignares des beaux quartiers qui veulent ignorer la realité et les religieux qui pretendent vivre aux crochets des autres citoyens , coupables de ne porter ni barbe ni kippa , Israel est pris dans un tourbillon d incomprehension, de malentendus et pour tout dire de betise .
    Il faut souhaiter que notre peuple revienne a la raison et que 5784 soit l année du dialogue et de l ecoute entre juifs .

  2. @T amouyal
    Quand je vous lis: ” Il faut souhaiter que notre peuple….bla-bla-bla….l’écoute entre juifs “, je me dis que rabâcher un voeu pieux comme vous le faites est tellement naïf alors que 1948 est si loin.

    Mais bon, c’est bien ! vous vous êtes prosternée devant les propos de Mme Grinshpun. Bravo !

    • Lucy B .
      Je ne vous connais pas mais vos propos m atterrent :
      – roch hachana et la periode que vivent les juifs est propice aux voeux , meme pieux , et a l expression de l espoir de rapprochement entre nous en Israel , car c est notre seule issue pour survivre sur notre terre .
      – j ai apprecié la sincerité des mots de Mme Grinshpun , mais je ne me suis pas prosterné , je ne me prosterne pas devant les etres humains , je reserve cela a mon createur , qui doit etre un peu le votre aussi , quoique vous en pensiez ….
      Shana tova donc et que cette année 5784 nous rapproche les uns des autres …..meme vous .

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