Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi” -30- Judith Bat-Or

Il entre aussitôt dans une zone saturée d’un parfum sucré. Elle a mis le paquet ! constate-t-il, gorge serrée. Il lui sourit en apnée et se presse pour sortir du périmètre contaminé. De l’air. Vite ! Au secours ! Il trouverait ça amusant, si c’était moins écœurant. Pire encore l’attend au tournant :

« Allez, on se fait la bise, décide la bergère unilatéralement, en lui tendant la joue.

– Allez ! » y consent-il, à deux doigts de s’évanouir.

Avant de claquer ses lèvres sur sa peau de vieille carne, il a le temps de remarquer ses pommettes rosies par la poudre – là encore, elle a dépassé, et de beaucoup, la dose prescrite ! À son contact doux et mou, un frisson le traverse – il a la sensation de s’enfoncer dans une méduse. Pour la bonne cause, Hugo ! s’encourage-t-il à supporter stoïquement cette épreuve.

« Mon dieu, mais vous frissonnez ! Vous ne nous couvez pas quelque chose, mon petit ?! s’inquiète Médusa, ravie – elle adorerait le soigner. Ce fichu mois d’avril, on ne s’en méfie jamais assez ! »

Hugo ne va pas rater cette magnifique occasion de marquer un essai. Et de le transformer ! Les femmes craquent toutes sur les bons fils et sur les pères attentionnés. Il n’a jamais compris pourquoi, mais c’est un fait avéré.

« Maintenant que vous le dites. Ce n’est pas impossible. J’ai travaillé hier dans le jardin de ma mère. La pauvre, dans son état ! Elle tient tant à son potager.

– Eh bien, on va s’occuper de vous, promet la Berger, guillerette – indifférente à son histoire de dévouement filial. Allez, dépêchons-nous. J’ai une faim de loup. Pas vous ? »

Il a rêvé ou elle vient de lui faire des avances, avec sa faim de loup et son regard en dessous ? Et son « je vais m’occuper de vous » ?! Brusquement assailli par des images de la méduse en train de « s’occuper » de lui dans différentes positions, il ne trouve rien à répliquer et la suit en silence. En chemin, il médite sur les desseins tordus du ciel – sans vouloir l’insulter – et se demande jusqu’où il serait prêt à aller pour accomplir sa mission. Accepterait-il de flirter avec madame Berger ? Ou de… Non ! s’arrête-t-il, incapable de penser plus loin. Mais s’il doit en passer par là, il n’hésitera pas. Il se sacrifiera. De quel droit s’y refuserait-il ? Le destin ne l’a pas élu pour qu’il joue les chochottes, conclut-il résolu. Fermez la parenthèse !

« C’est un enlèvement ? badine-t-il, requinqué. J’ai le droit de savoir où vous m’emmenez, Madame Berger.

– Un enlèvement ? glousse-t-elle. Il y a un peu de ça. Mais vous ne le regretterez pas. Je vais vous faire découvrir mon restau préféré. Un peu mon jardin secret. Ça restera entre nous, reglousse-t-elle, bêtasse. Mon petit coin de paradis. Mais sans parapluie aujourd’hui. Comme la chanson, vous voyez ? Vous connaissez cette chanson ?

– Comment ça ? Quelle chanson ?

– Le Parapluie, de Brassens. Mais non ! Où ai-je la tête ? Bien sûr que ça ne vous dit rien ! Ce n’est pas votre génération. Dommage, parce que  je suis sûre que son style vous plairait. Vous lui ressemblez même, je trouve. Poète et rebelle à la fois. Un vilain poète, quoi. » Et, sans transition, elle entonne : « Un p’tit coin de paradis, contre un coin d’parapluie, elle avait quelque chose d’un ange »…

Pitié ! Vite, aux abris ! Au son de sa voix de scie, Hugo se tasse sur lui-même, résistant au réflexe de se boucher les oreilles, par souci de diplomatie et de « dessein supérieur ». En plus, il déteste Brassens. Un des chouchous de feu sa mère. Feu ma mère, trop marrant ! Heureusement qu’il est là pour se remonter le moral. N’empêche qu’il faut que cela cesse. Ses nerfs menacent de claquer. 

« Oui, en effet, c’est très joli, crie-t-il par-dessus la crécelle.

– Je savais que vous aimeriez. Et par Brassens, c’est encore mieux ! » ajoute-t-elle, modeste.

Même si c’est clairement ce qu’elle attend de lui, il n’a pas le courage de contester cette vérité au risque de la relancer. 

« Un très grand poète, reprend-elle. Comme on n’en fait plus aujourd’hui. Écoutez un peu ces paroles : chemin faisant que ce fut tendre d’ouïr à deux le chant joli… »

Et la voilà repartie. Ce niveau de nuisance sonore ! Qu’elle se taise ! Qu’elle se taise ! Non, mais, comment la faire taire ?

***

Elle a mis fin à son supplice alors qu’il ne l’espérait plus pour annoncer comme une victoire, en tournant dans une rue à gauche, qu’ils arriveraient « dans deux minutes ! Montre en main, j’ai chronométré. » Sauvée par le gong, la Berger ! De quoi, en réalité ? Qu’aurait-il pu faire en pleine rue ? En tout cas, il lui apprendrait. Promis. Juré. Craché. Elle ne perdait rien pour attendre. 

« Et voilà Chez Zézette », a-t-elle poursuivi en mode guide, désignant de loin un panneau au milieu du trottoir.

Hugo, encore engourdi par l’épreuve du chant de scie, a accueilli l’information d’un « hum » approbateur, s’efforçant de laisser glisser et vite oublier le « Zézette ». Mais c’était sans compter avec madame Berger. 

« “Zézette”, c’est un peu un hommage du patron à la patronne. Ils s’adorent, ces deux-là. Ça crève les yeux. Et pourtant !… Je ne vous dis rien, vous verrez. Enfin, les mystères de l’amour ! Qui est-on pour juger ? Parce que, franchement, côté physique, ils ne sont vraiment pas gâtés. Ni l’un ni l’autre, remarque. Du coup, ça doit s’équilibrer. Mais oui, bien sûr ! C’est dingue que je n’y aie jamais pensé. Bref, la patronne s’appelle Cosette. Mais Roland, son mari, pensait que “Chez Cosette”, ça faisait plus pitié qu’envie. Le malheur, comme il dit, ça ne met pas en appétit. Alors il a choisi Zézette. Et il a eu raison, si vous voulez mon avis. Ça fait plus accueillant, Zézette, plus familier. Presque intime. Et moi, j’aime ce côté rétro, ce simple “Chez Zézette”. Qui ne va pas chercher midi à quatorze heures. Mais nous en faut-il plus, à nous, clients moyens ? Je ne sais pas ce qu’ils ont tous à baptiser leurs restos de noms originaux. Qui se veulent spirituels. C’est vrai quoi, le nom, on s’en fiche. Tant que la nourriture est bonne. Des fois, ils feraient mieux de se concentrer sur leurs plats au lieu de jouer les intellos. À chacun sa cuisine, c’est le cas de le dire, n’est-ce pas ? » a-t-elle ri seule de sa boutade. « Vous voyez le topo ! La cuisine, les restaus… » s’est-elle enfoncée encore. Puis elle a enchaîné, le plus naturellement possible, pour camoufler son embarras. « Et donc, où j’en étais ? Ah oui, voilà, le problème, et même la maladie du siècle, c’est que tout tourne autour des apparences, de la façade. Vous ne trouvez pas, Hugo ?

– Si, bien sûr, je trouve, complètement. L’originalité, le nom, c’est que de la façade. Et façade ou vitrine, a-t-il tenté d’élaborer, c’est tellement superficiel. Et pendant ce temps, l’essentiel, le contenu, il devient quoi ? »

Contente de l’adhésion enthousiaste de Hugo, Berger lui a adressé un « welcome » très cosmopolite avant de pousser la porte, le précédant à l’intérieur. Fière de celui qui la suivait, elle est entrée lentement, à l’affut des regards – Ça va leur en boucher un coin. Pour une fois qu’elle amène quelqu’un ! 

Elle est passée inaperçue. Ayant lancé vers le zinc un « bonjour Zézette » conquérant, sans attirer plus l’attention, elle a accéléré le pas jusqu’à une table, au fond de la salle.

« C’est ma place attitrée, a-t-elle précisé en tirant énergiquement sa chaise. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est mon endroit préféré. Sans doute parce que d’ici je peux avoir tout le monde à l’œil. J’aime bien m’imaginer en détective privée. Ou en espionne soviétique. Je crois que j’aurais pu exceller dans cette branche. Parce que, c’est pas pour me vanter, mais j’ai un flair de limier. Personne ne peut rien me cacher. Je renifle à des kilomètres les mensonges et les entourloupes. En plus, j’adore fouiner. Mettre mon nez où il ne faut pas. Laisser traîner mes oreilles. Ça met du piment dans ma vie. »

© Judith Bat-Or

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