Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi” -27- Judith Bat-Or

Il a plané à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer pendant leur passe d’armes érotique. Discuter l’air de rien du lieu de leur rendez-vous – pas question de quitter ensemble le bureau –, des retrouvailles clandestines, dans une allée presque secrète, à quelques rues d’ici, faisant office de jeux vilains. Échauffé par leurs allusions et ce qu’elles présageaient, il a oublié les gueux, les collègues, le boulot. Puis le téléphone a sonné. Et la bulle a crevé. L’arrachant au vertige. Laissant refluer la rumeur des gueux, des collègues, du boulot. 

« Je vais prendre l’appel, a-t-il clos ces préliminaires. Dans cinq minutes, je suis à vous. »

Il n’était pas mécontent de ce sous-entendu. Promesse précoïtale, donc gratuite et sans conséquences – à part le coït, bien sûr. Car lui ne serait à personne. C’est elle qui lui appartiendrait. Petite souris jolie. Il ne s’ennuierait pas quand il l’aurait au bout de la queue.

La tête légèrement inclinée, Amandine a baissé les yeux, en signe d’assentiment, et pivoté en ondulant, livrant son autre versant, tout aussi réjouissant, à l’appréciation de Hugo. Qui a grandement apprécié. Une nuée d’images cochonnes a traversé son esprit, l’étourdissant un instant. Puis, d’un geste gracieux, Amandine a tiré la porte, donnant le clap de fin. 

Dès qu’il soulève le combiné, tel un diable à ressort, un criaillement de crécelle, reconnaissable entre tous, lui explose le tympan : c’est la directrice de l’agence. Déjà qu’il ne supporte pas la hiérarchie en général. À moins de la dominer, lui – il se verrait bien en despote. Mais être aux ordres d’une femme. Moche en plus. Une guenon ! Qui ose lui passer savon ! Une vieille fille qui ne sert à rien. Ni à personne. Même pas à elle. Encore une, certainement, que nul ne regretterait. Son esprit vogue sur cette vague.

« Vous ne m’écoutez pas ! lui hurle-t-elle dans l’oreille.

– Bien sûr que si, Madame Berger ! ment-il, respectueux. Je ne me permettrais jamais.

– Alors pourquoi ne dites-vous rien ?

– Parce que je vous écoute. J’ai tant à apprendre de vous », parie-t-il sur la flatterie.

Pari gagnant : la vieille se tait, puis reprend adoucie par ce coup pourtant transparent – elle souffre de solitude, non pas d’aveuglement.

« Parfait, Hugo, je préfère ça. Parce que, je comprends bien… avec votre sensibilité… semble-t-elle soudain hésiter. Il est bien normal de passer par des phases de désengagement. De se sentir abattu. Avec ce que l’on vit ici. Et puis on a tous nos ennuis. Je veux dire dans la vie privée. »

Madame Berger, une vie privée ?! Et ça ressemble à quoi les ennuis de madame Berger ? Elle a écrasé sa tortue en allant pisser dans le noir ? Il varie gaiement sur ce thème avec un chihuahua explosé dans un micro-ondes et un chaton déchiqueté dans une machine à laver, pendant que l’autre, imperturbable, continue sur celui de l’humeur, de ses phases et de leurs divers paramètres.

« Il y a tellement d’éléments qui jouent un rôle là-dedans. On le sait, et puis on l’oublie. La météo, la pleine lune et la pression atmosphérique. Même la position des étoiles a des effets sur nous. Et je vous garantis que ce ne sont pas des âneries. L’astrologie est une science, vous savez, une vraie science. La science des influences, comme je l’appelle. J’y crois beaucoup. Mais je parle, je parle… Vous n’avez pas de soucis au moins, je veux dire, d’ordre personnel ? 

– Eh bien, saute-t-il sur l’aubaine, ma mère est un peu souffrante.

– Oh, mon dieu, Hugo, désolée. Rien de grave, j’espère.

– Non rien, apparemment, instille-t-il savamment le doute.

– Tant mieux », se réjouit sa chef hermétique aux instillations savantes et autres subtilités. « Surtout, n’hésitez pas, en cas de… d’aggravation. Même si je ne vous le souhaite pas. Ou pour tout autre chose. Sans tabou. On est entre nous. En équipe. Soudés. Solidaires. Instaurer un esprit d’équipe a été ma priorité quand j’ai pris en main cette agence. Et ça lui a réussi. J’aurai peut-être un jour l’occasion de vous raconter le pourquoi du comment. Une leçon de vie, d’une certaine manière, l’histoire de mon ascension. »

L’ascension, t’as raison ! relève Hugo, hilare, à l’idée de cette vieille pouffiasse, oh pardon, la sauveuse !, montant au ciel les bras en croix.

« C’est pour ça que j’y tiens autant, poursuit la ressuscitée. Car je n’ai pas toujours été cette femme déterminée que tout le monde admire. » 

De Charybde en Scylla. Mon dieu, arrêtez-la !

« C’est essentiel, l’esprit d’équipe. Comme l’esprit de famille. Surtout que notre tâche est souvent très ingrate ici. Mais heureusement, de temps en temps, on a de beaux retours, n’est-ce pas ? Des retours sur investissement, comme je les appelle, vous savez, glousse-t-elle pour signaler qu’il s’agit là d’un trait d’esprit.

– Excellent, oui, comme à la bourse », glousse Hugo à son tour, en rajoutant une louche, avant de se raccrocher à la branche du découragement : « Mais comme vous l’avez dit, le plus souvent, c’est très ingrat. 

– Bien sûr, Hugo, je vous entends. Ne vous inquiétez pas. On trouvera des solutions. Eh bien, je vous laisse retourner à vos occupations. On reparlera de tout ça en fin de journée, dans mon bureau.

– Ce soir, c’est un peu compliqué, vous savez, à cause de ma mère, se défile-t-il habilement.

– Mon dieu, évidemment. Eh bien, dans ce cas, disons, à l’heure du déjeuner. On mangera un morceau ensemble. Ce sera moins formel.

– Avec plaisir, oui, volontiers. »

Il y a plus appétissant qu’un repas avec la Berger, mais il ne pouvait refuser. Une fois le rendez-vous fixé, il raccroche, barbouillé. Comme s’il venait de débarquer d’un tour de montagnes russes. Un instant, il s’envole avec la belle Amandine, direction le septième ciel, celui d’après, il dégringole avec madame Berger. Atterrissage forcé. Après tant d’années de grand plat, son cœur, à rude épreuve, bat à deux cents à l’heure. Comme ce matin avec la folle, la Laulau de sa mère, qui l’a piégé au saut du lit. Et quelque chose lui dit que ce n’est qu’un début. Qu’il n’a pas fini d’en baver. Que d’autres imprévus l’attendent. Comme si sa mère lui mijotait une vengeance d’outre-tombe. Un complot entre filles. Tant pis, il luttera. Et il l’emportera. Il ne va pas caner devant ces trois vieilles peaux. Dont une morte, soit dit au passage. Son père ne lui aura pas vainement inculqué rigueur, méthode et discipline. À partir de maintenant, il prévoira dix coups d’avance. Stratégie et prudence seront ses maîtres mots. Fini l’improvisation.

Content de ses résolutions, il retourne au dossier ouvert sur son écran, et le ferme d’un clic – monsieur Roux, il s’en fout, il a perdu assez de temps. En tout cas, l’intermède madame Berger l’a dessoûlé. La trique ne le paralyse plus. Il se lève pour aller chercher le prochain sur sa liste. Une prochaine, constate-t-il d’un coup d’œil sur son nom. Ras-le-bol de ces femelles ! C’est de la persécution. À moins que – il se fige sous le coup de l’inspiration. Si, au contraire, c’était une piste ? Il pourrait renverser les rôles. L’arroseur arrosé. Un classique de la comédie. Rira bien qui rira le dernier. Qui ne sera pas une dernière, se promet-il, grinçant, en sortant de sa cage de verre. 

« Madame Desprès », appelle-t-il, en évitant, par précaution, de regarder vers Amandine.

© Judith Bat-Or

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