Michèle Chabelski. Avec son complet beige, son pardessus bleu marine et son chapeau de chez Motsch Il ressemblait à un Lord

Jacob Chabelski

Bon

   Dimanche 

  Je me gausse de tous les ignorants qui disent que tu n’es pas là. 

 C’est juste que vous ne le voyez pas.

Et ce n’est pas parce que vous ne le voyez pas qu’il n’existe pas. 

Il est plus vivant que tous ces moribonds qui traversent la vie en zombies aveugles et sourds…

  Vous me faites rire.

   Bien sûr qu’il est là.

        Papa. 

 Si mon coeur bat si fort c’est qu’il porte en lui l’étincelle d’un amour qui ne s’éteindra qu’avec mon dernier souffle.

  Avec son beau costume, qu’il appelait un complet – je mets mon complet beige, chérie?- en fait c’était une figure de rhétorique pour faire plaisir à Maman, il ressemblait à un lord. 

Ou à l’idée qu’on s’en fait.

Car il y avait longtemps qu’il avait décidé quel costume il allait porter, et ça faisait également longtemps qu’il avait choisi avec grand soin la cravate qui le mettrait en valeur. 

L’hiver, il portait des costumes gris assortis à des cravates plus claires et quand il sortait, il enfilait un élégant manteau bleu marine qu’il appelait un pardessus.

 Une écharpe de soie à pois clairs ou en cachemire bleu foncé autour du cou, et bien sûr le sublime chapeau venu tout droit de chez Motsch qu’il rectifiait d’une main légère en l’ajustant sur sa tête, des chaussures  qui scintillaient à la lumière, et voilà mon Prince qui tendait tendrement le bras à sa belle pour la conduire se régaler d’un couscous Chez Lalou ou d’un plat issu du terroir dégusté à l’Enclos de Ninon…

 Il sortait rarement sans elle, sauf pour aller faire du ski en janvier- c’était la morte saison – tandis que nous passions les vacances de Pâques à Menton.

 Même à la maison, il n’était jamais négligé et travaillait à l’atelier en cravate, le centimètre qui ne le quittait jamais autour du cou.

Et je me souviens, j’étais encore petite, de la brillantine luisante et odorante qu’il appliquait sur ses cheveux, déjà clairsemés puisqu’il les avait perdus très jeune.

  Mais mon papa n’avait pas que l’allure d’un Prince. 

Il en possédait aussi l’âme  et le coeur.

Avec un plus qui était sa signature, l’humour décapant et parfois salace dont il repeignait régulièrement les situations et les gens. 

Il se moquait. 

Il ne pouvait s’empêcher de se moquer. 

Même de nous. 

Mais avec une infinie tendresse et ses railleries tenaient souvent plus de la caresse que du camouflet. 

Et elles le faisaient rire aux éclats, ses yeux brillaient de ces rires qui voilaient les larmes de désespoir que la  vie lui avait infligées.

Ses yeux en amande, couleur d’obsidienne, ses pommettes très saillantes lui avaient valu le surnom de chinois.

Et coulait sans doute un peu de sang asiatique dans ses veines, lointain souvenir des pogroms menés par les Tatars dans les shtetels polonais.

  Papa pouvait rire des autre, son esprit affuté lui permettait mille fois par jour d’entrebâiller une porte sur ce que personne d’autre ne percevait. 

Mais personne ne se moquait de Papa.

  Sa générosité, son éternelle bienveillance, sa patience, l’intelligence de son coeur auraient  pu faire de lui un grand psy, adossé aux principes bien compris de la Thora même s’il était devenu irréversiblement laïc, anti religieux même, sa foi carbonisée dans les fumées d’Auschwitz..

Un psy ou un journaliste de grand talent.

 Il maîtrisait si bien le français, malgré son accent, qu’il devinait instantanément ce qui se cachait derrière les mots et entre les lignes..

Il avait , comme beaucoup d’ashkenazes maille à partir avec les diphtongues et mes filles ont passé beaucoup de temps  à tenter de le rééduquer. 

 Voiture, pépé, criait l’une. 

Pas vature. 

Et l’autre reprenait en écho:

 Voisin!!! Répète, Pépé!!!

 Pas vasin!!!!

 Il montrait sa langue en expliquant qu’elle était incapable de prononcer correctement une diphtongue.

 Elles hésitaient entre rire et l’embrasser…

Il avait appris à coudre à la machine et le petit tailleur avait fini sa carrière dans son magasin de la  rue de Picardie. 

 Lui aurait aimé être mécanicien et s’occuper de voitures. Il avait conduit des camions russes qui lui avaient laissé un souvenir ému.

Des camions soviétiques conduits par cet être si délicat..

Il bricolait comme personne et s’improvisait maçon ou plombier selon les nécessités qui s’imposaient.

Il adorait la campagne, ce qui reste encore aujourd’hui pour moi un mystère. 

Comment peut – on être aussi intelligent et aimer la campagne ( humour ashkénaze)!!

Ce n’était pas un grand homme d’affaires, sa motivation n’était pas de thésauriser, mais de faire plaisir aux siens, et il maîtrisait infiniment mieux les lettres que les chiffres, me semble- t il.

  Mais sa parisienne d’épouse le bouscula beaucoup, l’emmenant les soirs de printemps se balader faubourg saint Honoré où elle l’encourageait à copier les modèles qu’ils admiraient dans les vitrines des boutiques élégantes de ce quartier si chic..

   Arrêtez – moi, s’il vous plaît.

 Parler de lui me désaltère comme une coupe d’eau fraîche offerte au marcheur déshydraté..

    Un flot intarissable monte en moi quand ma mémoire  fait jaillir  les mille souvenirs qui laquent mon enfance et ma jeunesse de ce bonheur et de cette confiance infinis qu’il était le seul à m’offrir, aidé de Mémé Eva, dans un écrin de douceur qui m’aidait à supporter le reste..

   Papa…

   C’est un mot doux, velouté, soyeux, qui a éclairé mon existence d’une lumière qui lui a décacheté  le monde..

    Un amour infini…

     Je t’aime

         Bonne fête Papa

    Et bonne fête à tous les Papas du monde

© Michèle Chabelski

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