Édith Ochs a lu “Juifs réfugiés en Dordogne – les rafles de février 1943”, de Bernard Reviriego 

Bernard Reviriego 

En 2003, avec la publication de son livre Les Juifs en Dordogne, 1939-1944, de l’accueil à la persécution, éditions Fanlac, Bernard Reviriego s’est imposé comme un chercheur rigoureux sur le sort des Juifs du Périgord.

Peu de livres existaient alors sur les juifs réfugiés dans les régions de France. Alors qu’il travaillait aux Archives départementales de la Dordogne, l’auteur fut amené à s’interroger sur le sort de ces étrangers dont le nombre avait brusquement grossi dans sa ville de Périgueux.

Au lieu de se contenter de dépouiller l’énorme paperasse qui sommeillait dans l‘ombre, vestiges de commandes, tickets, récépissés, billets, celui qui était “spécialisé dans les documents sonores” est allé à la rencontre des survivants de cette époque tragique. Avec beaucoup d’humanité et de sensibilité, il a écouté et enregistré les témoignages.

Les témoins disparaissent. Reste leur parole, recueillie par l’auteur et qui est désormais déposée aux archives de la Dordogne. Alors que s’efface peu à peu la mémoire des hommes, que  partent les derniers témoins, les écrits restent les traces matérielles irremplaçables que l’auteur fait parler pour nous. 

Depuis vingt ans, Bernard Reviriego a ouvert la voie dans un domaine qui était largement négligé, concernant la présence et l’accueil des Juifs étrangers en France. Serge Klarsfeld lui rend hommage dans sa préface. Il souligne le travail exemplaire de l’auteur, en insistant sur la nécessité des recherches dans les archives locales, dont il regrette qu’elles soient encore trop rares.

Le livre décrit toutes les étapes des rafles de Juifs qui ont eu lieu les 23, 24 et 27 février 1943  dans ce département. Les lieux, les dates, les noms, les moyens de transport… Tout est répertorié et classé même si ces documents sont restés longtemps négligés. Pour ceux qui ne fréquentent pas au quotidien comme Bernard Reviriego ces courriers jaunis, factures et récépissés minces et fragiles, il faut le temps de se familiariser. Pour d’autres, elles apparaîtront comme inertes et glaciales, rebutantes. Il faut savoir les faire parler, et les écouter avec son cœur. Pour cela, de solides connaissances de l’histoire et du contexte sont nécessaires. Bernard Reviriego y a ajouté le vécu qu’il a recueilli.

Car il a complété ses recherches minutieuses, il y a vingt ans,  par des enquêtes attentives auprès des survivants de cette “chasse aux Juifs” qu’étaient les rafles. En outre, l’auteur a su ajouter à ses autres qualités le respect du sujet. La preuve est l’amitié qui le lie toujours aux enfants de ceux qu’il a interrogés.

La ligne de démarcation

C’est dans la région de Périgueux, chef lieu d’un département rural enclavé, que l’Etat avait dirigé l’exode des populations de l’Est de la France au moment de l’invasion allemande. Dès son premier discours à la radio, le 17 juin 1940, en même temps qu’il donnait l’ordre à l’armée de “cesser le combat”, Pétain avait eu le souci de s’adresser aux Alsaciens et aux Mosellans  : “En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes”. Il s’agissait évidemment des “réfugiés de l’intérieur” auxquels il exprimait sa compassion et promettait implicitement un prompt retour dans leurs foyers.

Avec la signature de l’armistice, l’Alsace et la Moselle se trouvèrent de nouveau annexées au Reich, et la population déplacée fut invitée à réintégrer ses territoires d’origine. Sauf les Juifs alsaciens et les réfugiés d’Europe centrale qui y demeuraient eux aussi avant-guerre mais qui étaient devenus  “indésirables”. Leur région étant désormais allemande par l’annexion, ils se trouvèrent déchus de leur nationalité et pourchassés.

Au temps pour la protection des Français juifs par Pétain.

Assumer le passé

Bernard Reviriego parle d’un “rendez-vous du judaïsme et de la Dordogne”.  Avant la guerre, les Juifs étaient plutôt rares à Périgueux et ses alentours. Leur présence est attestée au Moyen-Age par une rue Judaïque (ou rue de l’Ancienne Juiverie). Ils en furent expulsés en 1302. Cependant, le Périgord jouxtant la ligne de démarcation fixée par l’armistice et mise en place dès le 25 juin 1940, ils furent nombreux à passer par cette région. 

“Cette ligne est un mors que nous avons mis dans la bouche d’un cheval, expliquait un gradé allemand. Si la France se cabre, nous serrerons la gourmette”.  Longue de 1200km, entre l’Espagne et la Suisse, cette nouvelle frontière intérieure coupait la France en deux depuis l’armistice. Les Allemands occupaient le nord du pays et donnaient leurs ordres à Vichy, qui les faisait exécuter en zone dite “libre”. Le gouvernement de Pétain, anxieux de paraître aux commandes, s’attachait à ne pas déplaire à l’occupant et transmettait les ordres.

La séparation était étroitement surveillée par des soldats et des gendarmes, plus ou moins zélés. Faute de laissez-passer, on ne pouvait la franchir qu’avec l’aide d’un passeur, que l’on payait. En cas de dénonciation, de maladresse ou de malchance, les Juifs étaient arrêtés.  

 La ligne de démarcation, déjà sérieusement violée dès le 11 novembre 1942 en réaction au débarquement américain en Afrique du Nord, fut officiellement supprimée par les Allemands le 1er mars suivant.

 Dès lors ils occupèrent la totalité du pays, mettant fin à la “souveraineté” théorique exercée par Vichy, une illusion qui coûta sans doute la vie à des Juifs de France trop confiants dans le “sauveur de Verdun”. 

Les rafles de février 1943

Le 13 février 1943, deux officiers de la Luftwaffe furent abattus sur le pont des Arts à Paris. En représailles, les Allemands exigèrent qu’on leur livre deux mille Juifs étrangers. Dans cette catégorie entraient, outre les réfugiés d’Europe de l’est, ceux qui avaient été naturalisés après 1927 et dénaturalisés en 1940 par le nouveau gouvernement de Pétain, les habitants des territoires annexés par l’Allemagne, et les Juifs d’Algérie depuis l’abrogation du décret Crémieux en octobre 1940.

Il fallut une dizaine de jours d’organisation pour que l’ordre fût exécuté en zone “libre”. Trois jours de rafles en Dordogne permirent d’arrêter 112 Juifs sur les 256 figurant sur les listes, mais dont 75  furent déportés après “criblage”. Pour compléter, on y ajouta 44 autres arrêtés dans le Périgord (cela pouvait être pour le franchissement illégal de la ligne de démarcation, par exemple) et internés au cours des mois précédents.

Seul Elias Spielvogel, arrêté à Vézac, qui faisait partie du convoi 51 parti pour Sobibor avec une trentaine de déportés juifs raflés en Dordogne, survécut. Il avait réussi à sauter du train en Lorraine. 

***

Bernard Reviriego détaille les préparatifs des gendarmes dans la précipitation : cinq jours pour s’organiser (“dont un week-end”). Les listes avec les noms, l’âge, le sexe, la situation de famille, les adresses, les voitures de location, les chauffeurs, les lieux d’internement. 

Le sérieux des gendarmes est frappant. Les descentes de police pouvaient se faire en pleine nuit. Ils interrogent la femme, le propriétaire, l’employeur et les voisins, ils constatent l’absence de la bicyclette, déduisent, reviennent, guettent, insistent. Ils exercent leur travail sans état d’âme.

Tout est normal.

On a une description précise de la vie des hommes traqués et de leur famille, de la terreur constante. Ils fuient se cacher dans les bois (en février ! ), parfois ils finissent par se livrer, ne sachant plus où aller ou à qui s’adresser dans un pays où ils sont étrangers.

Au fur et à mesure, les hommes étaient transportés — sans logique apparente — vers Limoges, au nord, dans les baraquements du centre de transit de Nexon, puis au sud, vers Pau, dans l’immense camp d’internement de Gurs, avant d’être convoyés vers Drancy… Terminus Auschwitz, Sobibor ou Maïdanek.

C’est ainsi que le gymnase Secrestat, longue salle aveugle dans le vieux quartier de la Cité, à l’ombre de la cathédrale, fut réquisitionné pendant quatre jours terribles de février 1943 pour y interner 75 Juifs qui s’étaient réfugiés en Dordogne. Depuis la publication du premier livre de Bernard Reviriego, des cérémonies commémoratives ont lieu chaque année à l’ancien gymnase à l’entrée duquel a été apposée une plaque portant les noms de ceux qui furent internés ici et déportés sans retour.

Dans le présent ouvrage, l’auteur consacre une notice à chacun des hommes “de 16 à 65 ans” pris dans les mailles du filet, et livre toutes les précisions qu’il a pu recueillir, afin de rendre à chacun une famille, un cadre, une adresse, une activité, parfois un visage, une personnalité.

Leurs descendants, enfants, nièces et neveux, peuvent ainsi recueillir quelques éléments sur la façon dont ceux-ci ont vécu avant leur déportation.

© Édith Ochs


Edith Ochs est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) “Les Falasha, la tribu retrouvée” ( Payot, et en Poche) et “Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan” (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduits de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.


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