Alexis Potschke. Hier, Agnès est morte

Hier, Agnès est morte. 

Agnès a été poignardée dans sa salle de classe, face à ses élèves, par l’un d’eux. 

Agnès a été assassinée et l’on ne peut qu’être saisi par une émotion terrible : Agnès est morte. 

Son compagnon ne dansera plus jamais avec elle ; ses élèves n’iront jamais en Espagne avec elle ; ils n’auront plus jamais Agnès face à eux, et Agnès plus jamais n’enseignera, ni ne se tiendra debout devant autrui en parlant de ce qui l’animait : sa matière, ses élèves, la danse, le reste.

Agnès est morte.

Et les élèves d’une classe devront vivre maintenant avec l’horreur imprégnée dans leurs esprits, celle d’avoir vu un élève assassiner leur enseignante.

Notre collègue a disparu et, ce soir, je la pleure – il n’y a plus que ça à faire.

Il y a un quelque chose de presque technique, de presque égoïste dans mon émotion, qui tient de ma facilité étrange à voir la scène, à la rejouer, simplement car je suis enseignant ; il y a un quelque chose qu’on ne peut comprendre, je crois, qu’après avoir enseigné au moins une fois dans sa vie, car dans mon esprit la scène prend place dans des lieux connus – la salle que j’occupe depuis huit ans et où j’ai installé ma bibliothèque, collé des affiches, accroché des cadres. 

On s’imagine tous, je crois, face à nos élèves – il faut comprendre ce que cela représente, d’être face à vingt-cinq, trente, trente-cinq élèves, et devoir garder leur attention durant une heure. L’un d’eux se lève, on n’y prête pas attention. Le cours pourtant était préparé, mais il n’y aura jamais de trace écrite ailleurs que dans les colonnes du Parisien.

Je crois que tous les enseignants ont déjà fait ce cauchemar. Je l’ai fait souvent – j’ai fait aussi bien des fois ce cauchemar affreux où un terroriste venait abattre mes élèves, lors ils sautaient par la fenêtre, formant un amas d’enfants aux jambes cassées, tandis que j’étais abattu dans l’encadrement de la porte. 

On a tous eu ce rêve coupable où l’on giflait un gosse ; on a peut-être tous eu, aussi, ce rêve affreux où l’on se faisait tuer. Depuis la mort de Samuel, quelque chose a changé dans nos esprits, et la mort est là, tapie, dans notre conception du métier.

Tous les enseignants depuis hier pensent à Agnès. 

Et pensent à nouveau et plus fort encore : on peut mourir d’enseigner.

Les journaux nous disent qu’Agnès était investie, que ses élèves l’appréciaient, et l’on nous fait presque comprendre que c’est une circonstance aggravante – on a tué une bonne enseignante ! –, mais voilà : quand bien même elle aurait été peu consciencieuse et trop sévère, je l’aurais pleurée. 

Je te pleure quoi qu’il en soit, Agnès.

Une enseignante hier est morte dans sa salle de classe, assassinée. Il n’y a plus à sa place qu’une absence : Agnès n’est plus là. On a retranché son existence à la nôtre. 

Déjà on sent venir la petite musique rance, le même petit refrain qui nous dit : il n’avait rien à faire là, cet élève, sa place n’était pas dans une classe, sa place n’était pas parmi les autres élèves. Le système sait vite comment se dédouaner. La faute rebondit comme un ballon dans une partie de tomate.

Le même jour, le Figaro publiait un article sur la menace Woke que font peser les professeurs de français sur leurs élèves – et qui pourtant n’existe pas. Vous n’aviez rien de mieux à faire que de cracher encore sur le corps enseignant déjà meurtri ? C’était ça, ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait écrire ? 

Vous devriez avoir honte. 

Mon dégoût vous est acquis. 

Depuis hier, une pensée m’attrape par la cheville mais j’essaie de lui échapper. Elle me demande : qu’a-t-elle pensé, au dernier instant ? 

Je ne veux pas essayer de répondre, les larmes sont tapies.

Agnès, ma collègue, ne m’en veux pas si je te tutoie, je dis “tu” à tous ceux que j’aime ; je pense à toi ce soir et je me fiche de tout sauf de toi ;

Même si je ne te connaissais pas :

Tu me manqueras.

Tu nous manqueras.

Et surtout :

Tu leur manqueras,

à tous ces élèves qui ne t’auront pas, 

et ne partiront pas

en Espagne

avec toi.

© Alexis Potschke

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4 Comments

  1. La “menace woke” que font peser CERTAINS professeurs de français, ou d’Histoire, d’anglais ou d’autres matières est pourtant bien une réalité. Très grave de conséquences et qui ne date pas d’hier : déjà, dans les années 80-90…

  2. Un de ses élèves “entendaient des voix qui lui disaient de tuer son enseignante”alors il s’est emparé d’un couteau, chez lui et assassiné son professeur dans sa classe ou elle donnait son cours d’espagnol. Elle s’appelait Agnès. Quelle repose en paix.

  3. La dégradation des conditions de travail des enseignants ne date pas d’hier. Y compris la violence (verbale le plus souvent et parfois physique). C’était même pointé du doigt dans Les Territoires perdus de la République de Georges Bensoussan. Et depuis le phénomène s’est généralisé. Mais comme rien ne change jamais en France (sauf en pire) à quoi bon en parler ?

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