Ypsilantis. Des temps de l’histoire iranienne – 3/3

L’avènement des Séfévides marque donc un point d’inflexion. Les Séfévides veulent instaurer un État centralisé, tant pour éviter le fractionnement intérieur que pour résister aux pressions extérieures. De fait, il s’agit pour eux de mettre en place le système étatique inspiré des Sassanides ; et, à cet effet, il leur faut établir une religion d’État : ce sera le chiisme. Pourquoi ? Parmi les raisons de ce choix, une évolution préalable des Séfévides vers le chiisme, le nombre des communautés iraniennes acquises au chiisme ou en passe de l’être et, surtout, la volonté d’élaborer un particularisme persan notamment face à l’Empire ottoman. Les monarques séfévides vont ainsi parvenir à donner au pays une certaine cohésion, au cœur même de l’Iran historique, tout en l’éloignant des zones périphériques au « monde iranien » dans lequel s’inscrivent l’Afghanistan et l’Asie centrale restés sunnites.

L’État iranien remonte à la plus haute antiquité. Au cours des millénaires, son assise territoriale, ses structures politiques et jusqu’à son existence ont été mises en cause. Mais par sa culture, l’Iran a perduré dans l’imaginaire des peuples du « monde iranien ». C’est aussi pourquoi ce pays a su se réorganiser rapidement, sous l’impulsion d’une autorité politique. Et, de fait, la période séfévide qui commence au XVIe siècle annonce l’histoire moderne de l’État iranien.

A partir de la profondeur historique, on peut retenir l’observation suivante : l’environnement géopolitique de l’Iran a été totalement renouvelé par les puissances coloniales, ce qui fait qu’aujourd’hui l’Iran apparaît comme un vieil État entouré de jeunes États dont certains sont vraiment très jeunes comme les huit républiques du Caucase et d’Asie centrale devenues des États indépendants (de l’U.R.S.S.) en 1991. D’autres États se sont formés dans les années 1960-1970, lorsque le Royaume-Uni s’est retiré de l’est du canal de Suez, comme la plupart des émirats des rives sud du golfe Persique. Le Pakistan est né en 1947, suite à la partition de l’Inde. D’autres États se sont formés dans l’entre-deux-guerres, parmi lesquels l’Afghanistan, l’Irak, l’Arabie saoudite. L’Iran est bien l’État doyen dans une vaste partie du continent asiatique, le plus vaste des continents. Ainsi donc l’Iran qui au début du XXe siècle était cerné par trois empires (le russe, le britannique et l’ottoman) se retrouve à présent avec de très nombreux États voisins, tous issus du démembrement de ces empires.

Une miniature persane

L’actuel territoire de l’Iran a toujours été au centre des empires iraniens (ou perses), le premier étant l’Empire achéménide, continué par Alexandre le Grand et jusqu’à sa mort. Les frontières internationales de l’Iran tel que nous le connaissons aujourd’hui ont été pour l’essentiel fixées au cours du XIXe siècle suite à des conflits et des traités avec ces trois empires.

La formation de l’Empire séfévide constitue donc une période particulièrement marquante de l’histoire de l’Iran moderne : la centralisation du pouvoir, le chiisme comme religion officielle, la réorganisation du territoire national et de ses frontières, frontières occidentales (avec l’Empire ottoman ; on se souvient du traité de Zohab) et méridionales (golfe Persique) qui restent les frontières de l’Iran d’aujourd’hui. Les Séfévides (curieusement moins connus que les Achéménides et les Sassanides) sont à l’origine d’une ère qui se prolonge avec l’Iran d’aujourd’hui. Les Séfévides ont rétabli la souveraineté persane sur l’ensemble de cette aire considérée comme le cœur de l’Iran historique. Ils sont également à l’origine d’une certaine dynamique politique où l’ordre politique et l’ordre religieux se trouvent en conflit tantôt latent tantôt ouvert. Avec les Séfévides, l’Iran se réaffirme sur la scène internationale.

L’avènement de la dynastie qadjar (1794-1925) correspond à la transformation du pays en un espace majeur de la rivalité entre Russes et Britanniques en Asie, pour des raisons que nous avons évoquées. Les souverains qadjars sont des despotes mais qui n’ont pas les moyens de s’imposer comme tels. Leur règne coïncide avec l’ouverture de la société iranienne à la modernité grâce à la multiplication des contacts avec l’Occident et une meilleure appréhension par le pays de sa propre décadence.

Une constitution est élaborée en 1906. S’en suit une période de profonds désordres politiques. La Grande Guerre va avoir de néfastes conséquences pour l’Iran, pays pourtant situé loin des fronts européens. A la veille de ce conflit, l’Iran qui compte dix millions d’habitants est un des pays les plus pauvres de la région en dépit des tentatives des Qadjars pour moderniser le pays, un pays qui tire l’essentiel de ses maigres revenus de ce que lui verse l’Anglo-Persian Oil Company, l’Iran étant alors le seul producteur de pétrole de tout le Moyen-Orient. La population iranienne est essentiellement nomade. Les infrastructures sont quasiment inexistantes. Le taux d’alphabétisation est particulièrement faible, dix fois moindre que dans l’Empire ottoman par exemple. La Grande Guerre accentue l’isolement du pays dont l’armée est bien trop faible pour s’opposer aux armées étrangères. Le gouvernement de Téhéran est réduit à une impuissance presque totale. Les mouvements d’insurrection et de dissidence se multiplient, notamment au Guilan avec ce mouvement nationaliste qui débute en 1915 et qui est appuyé par les bolchéviques. En 1920 est proclamée la République soviétique du Guilan. Le gouvernement de Téhéran négocie avec Moscou. La rébellion s’affaiblit pour cause de dissensions internes ; l’intervention militaire de Téhéran conduite par le général Reza Khan y met fin.

Survient un événement capital, le coup d’État dans la nuit du 20 au 21 février 1921, dirigé par le général Reza Khan à la tête d’une unité de deux mille hommes, accompagné du jeune journaliste Seyyed Zia-ed-Din Tabatabai qui, au lendemain de ce coup d’État qui ne fait aucune victime, est nommé Premier ministre par Ahmad Shah, un Premier ministre qui n’exercera ses fonctions que quelques mois avant d’être contraint à la démission et à l’exil (le 24 mai 1921). Reza Khan est nommé chef de l’armée, commandant en chef de la division des Cosaques et ministre des Armées. Le nouvel homme fort de l’Iran commence par réformer l’armée, rétablir l’ordre et la sécurité et, surtout, il redonne une fierté nationale aux Iraniens. En octobre 1923, Ahmad Shah le nomme Premier ministre. L’année suivante, Reza Khan signe avec l’U.R.S.S. un accord commercial pour la première fois à charge de réciprocité complète. Il lance l’idée d’une république dont il pourrait devenir le président, ce qui affole les milieux traditionnels.

Le Premier ministre Reza Khan s’emploie à rassurer le pouvoir religieux et s’engage à ne pas porter préjudice aux structures monarchiques. A son retour d’une campagne victorieuse au Khouzistan, il fait un pèlerinage à Nadjaf et rend visite aux oulémas chiites chassés d’Irak. Puis, à force de manœuvres, il parvient à faire dissoudre la dynastie qadjare par le Parlement, le 31 octobre 1925. Le changement de dynastie est prononcé le 12 décembre de la même année et Reza Shah est couronné empereur le 25 avril 1926. Il devient ainsi le fondateur de la dynastie Pahlavi. Il règnera jusqu’en septembre 1941. Son œuvre de réformateur et dans tous les domaines est considérable. Avant même de monter sur le trône, il avait lancé de vastes programmes de réorganisation. A la fin de son règne, les finances sont assainies, la dette extérieure éliminée, la dépendance envers l’Angleterre fortement réduite. Toutefois, mis à part le secteur pétrolier, les investissements étrangers sont bien faibles et la dépendance à l’égard des exportations pétrolières a sensiblement augmenté. Les importations de produits manufacturés restent soutenues en dépit de l’émergence d’une industrie nationale. Parmi les mécontents, les propriétaires terriens dont les terres sont volontiers expropriées au profit de la couronne, les chefs tribaux (dont l’autorité est entamée par la sédentarisation forcée des tribus), le clergé chiite dont le pouvoir est rogné, notamment avec l’adoption d’un code civil et d’une législation pénale qui, largement fondés sur le droit européen, portent un sérieux coup aux tribunaux religieux chargés de traiter les litiges afférents au statut des personnes. Le pouvoir du clergé est également entamé dans l’enseignement, domaine où il exerce un quasi-monopole. Reza Shah Pahlavi encourage par ailleurs l’intérêt de son peuple pour le passé pré-islamique de son pays. Bref, le pouvoir religieux est diversement encadré et réduit par le pouvoir politique ; et lorsque les oulémas protestent (comme à l’occasion de la suppression du voile des femmes en 1935), ils sont très durement réprimés. Pourtant, Reza Shah Pahlavi (contrairement à Atatürk qu’il admire) ne tentera jamais de modifier la Constitution ou de laïciser l’État. Il s’efforce même de se présenter comme un rempart contre le désordre et l’athéisme – le communisme.

Reza Shah Pahlavi le très populaire devient peu à peu moins populaire ; mais ce sont des facteurs extérieurs qui vont le pousser à abdiquer. Dès les années 1930, l’Iran s’est rapproché de l’Allemagne, avec échanges commerciaux et participation d’ingénieurs et de techniciens allemands à des projet en Iran. Ce rapprochement n’est en rien lié à un quelconque intérêt iranien pour le nazisme, simplement, l’Allemagne, grande puissance, peut faire contrepoids aux Soviétiques et aux Britanniques qui depuis le XIXe siècle constituent pour l’Iran les deux mâchoires de l’étau dans lequel il se sent pris. Lorsque l’Allemagne déclenche son attaque contre l’Union soviétique, en juin 1941, Britanniques et Soviétiques alors alliés contre l’Allemagne s’inquiètent de cette présence allemande en Iran. Aussi font-ils pression sur Reza Shah Pahlavi. Le 16 août 1941, l’Iran reçoit un ultimatum exigeant l’expulsion des Allemands. Les autorités iraniennes font savoir quelques jours plus tard qu’elles vont procéder à l’expulsion des ressortissants étrangers qui ne sont pas indispensables à son économie. La réponse est jugée insatisfaisante et, le 25 août, des forces britanniques et soviétiques pénètrent en Iran. Avec du recul, on peut supposer que Reza Shah Pahlavi serait resté au pouvoir s’il avait cédé plus explicitement à la demande des Soviétiques et des Britanniques mais qu’il n’aurait pu éviter l’occupation de son pays par lequel transitait du matériel militaire à destination de l’U.R.S.S.

Suite à son abdication et son exil, son fils, vingt-deux ans, lui succède sous le nom de Mohammad-Reza Shah. La préoccupation des autorités iraniennes est de définir un cadre qui fixe les limites de l’occupation, ce qui est fait le 1er janvier 1942, avec la signature d’un accord tripartite. Soviétiques et Britanniques s’engagent à respecter l’intégrité territoriale de l’Iran, à payer les frais occasionnés par leurs troupes et à se retirer au plus tard six mois après la fin des hostilités. Cette occupation va toutefois encourager des mouvements séparatistes dans les régions occupées par l’Armée rouge, et avec son soutien, en Azerbaïdjan et au Kurdistan. En novembre 1945 est proclamée la République autonome azérie et en janvier 1946 la République de Mahabad ou République du Kurdistan. Ce n’est qu’après de tortueuses négociations au niveau international que l’Union soviétique retire ses troupes d’Iran.

© Olivier Ypsilantis

Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.

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