Djemila Benhabib. Sortir de l’islam, mais à quel prix ?

CHRONIQUE. L’attaque contre Salman Rushdie déterre la question du choix de chacun de ne plus croire. Une liberté que l’islam a du mal à concéder.

Y a-t-il une liberté plus fondamentale que la liberté de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, de changer de religion ou de conviction philosophique ? Cette liberté presque intimiste s’exerce dans la solitude de soi, sans nul besoin de l’étaler à chaque instant du jour ou de la nuit comme un étendard ou de la brandir tel un tract politique toujours avec plus de véhémence et un brin d’exaltation. Il suffit d’en saisir la respiration profonde pour irriguer son être et le nourrir de mille pensées complémentaires ou contradictoires.

Néanmoins, cette liberté sans laquelle aucune autre liberté n’est possible se trouve contrariée d’une façon ou d’une autre dans une majorité de pays. Lorsqu’elle n’est pas carrément combattue. En 2019, l’Assemblée générale des Nations unies a proclamé le 22 août comme étant la Journée internationale de commémoration des personnes victimes de violences en raison de leur religion ou de leurs convictions.

La responsabilité du “grand Satan”

L’intitulé peut sembler long. Cette journée est, en effet, l’aboutissement d’un compromis. Les discussions entre États ont été vives et âpres. D’emblée, les États-Unis ont accusé la Chine d’interner plus de 1 million de musulmans ouïgours et kazakhs et d’autres minorités religieuses dans des camps de travail forcé ; à leur tour, les pays musulmans ont rendu responsable le « grand Satan » de la montée de l’« islamophobie » dans le monde. Le représentant iranien s’est lâché en vociférant qu’il « est de plus en plus difficile de pratiquer la religion musulmane et de s’habiller comme un musulman ».

En revanche, ni les longs et sourds gémissements des femmes et des enfants yézidis, ni les cris d’agonie des chrétiens d’Orient, ni les pleurs des malheureuses gamines enlevées par Boko Haram n’ont arraché aux représentants des États musulmans le moindre soupir ou une quelconque désolation aussi timide soit elle. Pour certains, la vie n’est qu’un marché de dupes. Plus le mensonge est gros, plus il passe.

Pourtant, dans ces pays où l’islam est religion d’État, une sortie de route de l’islam peut virer au cauchemar. La croyance et l’incroyance sont des affaires d’État dont les conséquences sont trop sérieuses pour les abandonner au simple quidam. L’individu est agrégé à « sa » communauté, sommé en permanence de se nier pour en préserver l’« unicité ». Son trop-plein de liberté pourrait lui donner des ailes et le conduire à la rupture avec l’ensemble, c’est-à-dire provoquer la fitna (sédition).

L’athéisme dans le viseur

Couper les têtes qui dépassent devient l’impératif d’un système qui ne supporte point la pluralité des postures religieuses, philosophiques et politiques. D’ailleurs, il n’est pas rare d’être condamné à mort pour apostasie ou athéisme. Selon un rapport de l’International Humanist and Ethical Union, les athées sont passibles de la sentence capitale dans 12 pays (Mauritanie, Somalie, Nigeria, Yémen, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar, Iran, Pakistan, Afghanistan, Maldives et Malaisie) et dans 22 pays, l’athéisme est criminalisé.

Transposée au champ politique, cette violence est une façon détournée de faire taire les contestataires. Vous devenez « apostat » du simple fait d’avoir levé une pancarte ou osé relever la tête face à l’injustice. La persécution religieuse est l’arme la plus redoutable pour écraser la dissidence politique.

L’islam contemporain n’a jamais mené de réflexion sérieuse concernant l’altérité et la pluralité. Là où il domine, les minorités sont réduites à la portion congrue. Là où il est minoritaire, il revendique son droit à la différence, sous l’impulsion des islamistes, pour se comporter comme s’il était majoritaire, faisant fi de l’ensemble. Deux problématiques se superposent alors et nous obligent à réfléchir sur les liens entre religion et politique : le statut de l’islam en Occident dans un environnement sécularisé et la transformation de l’islam en un islam hégémonique et conquérant.

Comment l’appréhender ? L’affaire Rushdie montre bien qu’on ne peut plus faire l’économie d’un tel débat. La mise à mort du romancier soulève aussi la question de la liberté de conscience des personnes nées dans une famille musulmane et vivant en Europe. À quel régime doivent-elles se conformer ? Les musulmans qui quittent leur religion de leur plein gré deviennent-ils de facto des justiciables de la mise à mort, y compris en Occident ? L’idée selon laquelle la filiation (le « sang ») fonde le régime de droit auquel un musulman doit se soumettre reste très forte. Autrement dit, un musulman est d’abord un sujet religieux appartenant à une communauté de croyants avant d’être citoyen.

En fait, Rushdie est-il anglais ? Indien ? Musulman ? Athée ? Tout ceci à la fois ? À qui appartient-il ? À la littérature ou à l’islam ? « À l’humanité ! » répondent des ex-musulmans réunis à Cologne le week-end dernier sous l’égide de l’Anglo-Iranienne Maryam Namazie, fondatrice du Council of ex-Muslims of Britain, et du célèbre biologiste et auteur Richard Dawkins. Pour exprimer leur solidarité avec le romancier, ils ont marché dans la ville avec des portraits de Rushdie pour célébrer la liberté et le droit à la dissidence. Sans lesquels la littérature ne pourrait aucunement prétendre à l’universel. Sans lesquels l’humanité ne serait qu’un troupeau de béni-oui-oui.

Djemila Benhabib

  • Politologue et écrivaine, Djemila Benhabib travaille à Bruxelles au Centre d’action laïque (CAL). Elle est née à Kharkiv (Ukraine) et a grandi en Algérie, pays qu’elle a dû quitter en 1994 après une condamnation à mort du Front islamique du djihad armé. Elle s’est réfugiée avec sa famille d’abord en France, puis a vécu au Québec, où elle a milité en faveur d’une loi sur la laïcité de l’État. Autrice de plusieurs essais, parmi lesquels Ma vie contre-Coran, elle a reçu de nombreuses récompenses internationales. Son dernier ouvrage : Islamophobie, mon œil ! a paru aux éditions Kennes, en 2022.

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