Karin Albou. Procès des attentats du 13 Novembre. Les Traces

Mars 2022

Ce mois de Mars, je l’appellerais le mois des traces : consacré à la période du 09 au 13 Novembre au matin 2015, il s’est écoulé lentement, laborieusement. Il faut dire que le découpage en tranches temporelles de ce procès et le silence têtu que gardent certains accusés ou leurs maintes contradictions lorsqu’ils parlent, n’aident pas à retracer le fil logique et temporel des préparatifs des attentats du 13 Novembre, préparatifs dont il ne reste que des empreintes, des traces. Si retracer c’est établir une ligne à partir de traces éparses, c’est bien l’exercice que nous avons fait durant ces jours fastidieux.

Les jours se suivent et les enquêteurs belges égrènent des numéros de lignes téléphoniques dont ils nous dévoilent les quatre derniers chiffres, associés à des dates et heures d’appel, nous livrent d’abscons détails de bornages téléphoniques, permettant de replacer dans le temps et l’espace le parcours des accusés : ces quelques jours précédant les attentats, ils vont louer voitures et appartements servant de planques à Paris et Bruxelles. Les enquêteurs établissent aussi des hypothèses de connexions et de rencontres entre les accusés, appelées des « chaînes d’appels », font des statistiques sur le «  top contact » d’untel à cette période cruciale. Si ennuyeuses et arides soit-elles, ces traces de téléphonie sont les éléments sur lesquels l’enquête s’est minutieusement appuyée pour déterminer la culpabilité des hommes qui nous font face dans le box.

L’information la plus importante que les enquêteurs belges ont fournie provient de l’un des deux ordinateurs retrouvés par des agents de « Bruxelles Propreté » dans une benne rue Max Roos, l’adresse de l’une des planques. L’un des deux PC, trop endommagé, a été jeté, et n’a pas été retrouvé, tandis que l’autre a été remis à la police par les éboueurs, alertés par le fond d’écran, un drapeau de l’EI. La police a ensuite réussi à restaurer certains fichiers effacés et cryptés. Un autre détail, juridique cette fois, a été soulevé par la Défense : Maître Ronen se dit gênée qu’une telle pièce à conviction ait été manipulée par des gens extérieurs à l’enquête ; elle s’étonne aussi que les éboueurs aient pu ouvrir si facilement cet ordinateur sans mot de passe alors qu’il contenait des informations capitales ayant permis de reconstituer l’arborescence de l’organisation des attentats.

Les traces qu’a laissées cet ordinateur nous ont ainsi appris qu’il existait un dossier « Target » et que la cible du Bataclan avait été choisie le 09 Novembre, soit 5 jours avant les attentats. C’est peu. On sait aussi grâce à cet ordinateur que quatre groupes de commandos ont été créés le 10 Novembre : Le Groupe Omar (le Bataclan), le Groupe des Français  (les terrasses), le Groupe des Irakiens (le Stade de France). Et le Groupe Métro, vraisemblablement pour un attentat qui n’a pas eu lieu, auquel devait peut-être participer Salah Abdeslam. Qui d’autre était prévu avec lui ? On ne le saura pas puisqu’il a refusé de répondre.

On a aussi appris, de l’aveu-même de l’intéressé, que Mohammed Abrini devait faire partie des commandos du 13 Novembre mais qu’il s’est rétracté au dernier moment. Il est retourné en taxi en Belgique le soir du 12 Novembre car il avait raté le dernier train pour Bruxelles. Sa lettre-testament a aussi été retrouvée dans cet ordinateur de la rue Max Roos, ce qui a certainement incité Abrini à avouer. Une hypothèse a été soulevée : Salah Abdeslam aurait-il remplacé au dernier moment Mohammed Abrini ? Quoi qu’il en soit, il semblerait, vu la date des fichiers retrouvés, que tout ait été décidé quelques jours avant les attentats, presque au dernier moment.

Parmi les fichiers désignant les cibles, il existait un fichier baptisé «  Schiphol » laissant supposer qu’un attentat simultané était aussi planifié à l’aéroport de Schiphol aux Pays-Bas, ce même jour du 13 Novembre. Ce qui rend le bref voyage de deux autres accusés (Oussam Krayem et Sofian Ayari) à Shiphol plus que suspect, d’autant qu’ils n’avaient acheté qu’un ticket de bus « aller » car « ils ne savaient pas s’ils allaient dormir là-bas».

La ligne de défense de Krayem, le mutique palestino-suédois aux cheveux longs, recueillie dans ses PV d’audition, a été lue d’une voix monotone par le Président : les deux hommes auraient été chargés par Ibrahim El Bakraoui de repérages à l’aéroport: « pour savoir si on trouvait des endroits avec des casiers ou des consignes personnelles avec des codes ou des clefs avec un certain volume. » Mais ne les ayant pas trouvés, ils ont donc fait l’aller-retour dans la journée. « Ils avaient pourtant emporté des valises et des sacs à dos … pour si peu de temps ? » s’étonne un avocat des Parties Civiles. Ils n’en connaissent pas la raison car ils n’auraient pas ouvert ces sacs : « Il y avait des vêtements dedans je crois. Je suppose car je n’ai pas vu ». Le plus étrange est que ces casiers existent bel et bien dans cet aéroport et on s’étonne quand même que Krayem ne les ait pas trouvés …

De son côté Salah Abdeslam a distillé les informations, jouant de son habituel sens du suspense que certains qualifient de pervers : Parlera, parlera pas, se demande-t-on à chaque fois que « c’est son tour »  de s’exprimer pour sa défense. Cette fois il a peu parlé mais le peu de mots qu’il a dits, grâce à la douceur persuasive de Me Claire Josserand Schmidt, – apparemment seule cette bienveillance féminine et quasi-maternelle aura eu un effet sur lui- ont confirmé ce qu’il avait déjà avoué à mi-mot en Février : « Je l’ai dit que j’avais pas été jusqu’au bout, pas par peur, pas par lâcheté mais je ne voulais pas c’est tout. Je l’ai déjà dit, ça Monsieur le président, avec mes mots. » Quand on lui demande s’il a donc menti à « ses frères » lorsqu’il leur a dit que sa ceinture d’explosifs ne marchait pas, il acquiesce : « J’avais honte de ne pas avoir été jusqu’au bout, J’avais peur. Et j’avais 25 ans aussi ».

Après avoir écouté l’exposé d’un expert (qui ne peut se prononcer sur la nature volontaire ou involontaire de la non-fonctionnalité du gilet explosif …) Abdeslam a confirmé qu’il avait bel et bien abandonné son gilet dans une benne à ordures à Montrouge : « Je l’ai mis dans un endroit où il y a peu de chances qu’il soit retrouvé par quelqu’un et j’ai enlevé la pile et le bouton pressoir pour éviter que cela blesse quelqu’un. Pas pour effacer mes empreintes comme certains ont dit »Et il n’en dira pas davantage. Une question, à laquelle il a refusé de répondre, demeure : sur son gilet on n’a retrouvé aucune de ses empreintes ni son ADN, mais d’autres traces ADN dont celle de Omar Darif, l’artificier de l’EI. Encore des traces, ineffaçables, qui laissent supposer qu’il n’a pas porté ce gilet manipulé par d’autres.

Certaines questions géographiques resteront aussi sans réponses: Qu’est-ce que Salah Abdeslam est allé faire à Montrouge, lieu où il aurait abandonné son gilet explosif dans une poubelle ? Pourquoi ne pas avoir laissé en même temps que sa voiture ce gilet dans une poubelle du 18ème ? Pourquoi ne pas avoir regagné la Belgique directement à partir du Stade de France, pourquoi être allé en banlieue sud, avoir traversé tout Paris ? Et pourquoi Montrouge ?

Même mystère géographique concernant le commando des terrasses : qu’est-ce que Abaoud et Akrouh sont allés faire à Montreuil ? Et dernière question : pourquoi parmi toutes les salles de spectacle de Paris le Bataclan a-t-il été choisi le 07 Novembre comme cible ? Cette salle avait abrité de 2007 à 2009 un gala de collecte de fonds en faveur de la police des frontières israéliennes qui lui avait donné une réputation de « lieu sioniste ». Là encore des traces d’une certaine hostilité demeurent et rendent l’hypothèse assez vraisemblable : le Bataclan avait déjà reçu des menaces : « A Mantes la Jolie à la Courneuve dans le 91 dans le 94 il y a des frères qui ne supportent plus ces provocations » avait clamé un homme masqué lors d’une manifestation devant le Bataclan. Il y avait eu un projet d’attentat éventé en 2009, et la DGSI avait reçu une information d’un projet d’attentat dans un « Bataclan en banlieue nord «  (nous a informé le directeur de la DGSI le 16 Décembre ) mais ces services, trouvant l’information trop vague, n’avaient pas fait le lien avec le Bataclan de Paris …

Tu n’as rien vu à Hiroshima

Le dernier jour du mois de Mars s’est clos sur une question : Comment faire face au mutisme de certains accusés ? Et comment l’interpréter ? Ont-ils peur de parler, de se trahir et d’aggraver leur cas ? Ne ressentent-ils que mépris pour ce tribunal de « kouffars » dont ils ne reconnaissent ni la législation ni la légitimité, puisque seul Dieu peut les juger ? Ou bien s’agit-il d’une négation du réel, une minoration de la gravité des faits qui leur sont reprochés, une sorte d’irresponsabilité  ou d’impossibilité de se représenter les faits dans toute leur horreur? Ont-ils conscience de la pleine réalité de ces attentats dont ils ne sont pas les auteurs mais dont ils sont « seulement » accusés d’être les complices. Ils n’y étaient pas, ils n’ont pas vu. Et pour reprendre Duras  et son « Tu n’as rien vu à Hiroshima », un monde sépare celui qui sait de celui qui, auteur, témoin ou victime, était présent.

Apparemment les témoignages des Parties Civiles n’ont pas suffi à faire comprendre l’horreur de ces attentats, ou bien les mots n’ont pas vraiment imprimé dans l’esprit de certains accusés. Ainsi, à la demande des Parties Civiles le 31 Mars, la cour a autorisé la projection des fichiers audio et photographiques de la prise d’otages du Bataclan. Pour qu’on ne soit plus face à une histoire racontée par des survivants mais face à la trace réelle et vivante d’un attentat. Car, contrairement à ce qu’a dit un avocat des Parties Civiles, ces fichiers de la scène du crime ne font pas preuve, ils font trace.

Diffusion de contenus en lien avec le Bataclan, au procès du 13-Novembre, devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 1er avril 2022. IVAN BRUN pour Le Monde

Cette trace fera t-elle impression, provoquera t-elle un déclic moral, une parole des accusés, voire un repentir ? Certainement pas pour le mutique Krayem qui a carrément décidé de ne pas y assister. Il est resté dans la souricière (c’est son droit) pendant la durée de cette plongée dans « la scène du crime », c’est  le nom juridique – qui est aussi une scène de guerre. Et d’exécutions massives rappelant les Einsatzgruppen.

Il y a d’abord la musique rock, une guitare au son distordu, jouant « Kiss the devil » soudain interrompue par des coups de feu, on sent une interrogation, un moment de suspension, quelques notes de musique, puis il n’y a plus que les coups de feu. Un silence glaçant règne dans la salle d’audience à mesure que s’enchainent les coups de feu réguliers, secs,  désincarnés. Les corps tombent, les uns après les autres, il y a les cris de panique de la foule. Le hurlement d’une femme couvrant le brouhaha et les distorsions des amplis abandonnés sur scène qui continuent à siffler. Des soupirs, des râles. On comprend avec effroi qu’on entend les gens mourir. Puis les images surviennent, on entre dans la salle de concert et là on voit les gens morts. Les photos se succèdent : la vue des cadavres entassés devant la scène du Bataclan, emmêlés et inertes, les trainées de sang dans les couloirs, la légende sous les photos désignant les corps par des numéros, des A35, A36, Z9, un sol barbouillé de rouge.

Certains accusés baissent la tête. Yacine Atar qui clame son innocence depuis le début du procès a réitéré sa compassion envers les victimes et sa condamnation de ce qu’il a appelé « une  barbarie».

Nous saurons courant Avril si le partage de ces traces sonores et visuelles aura le même effet sur ceux qui exercent leur droit au silence : Krayem, Bakkali, Salah Abdeslam. Ce dernier mesurera t-il l’atrocité à laquelle il a participé, au moins par son silence ? Lui qui avait fini par avouer mercredi 30 Mars qu’il était au courant des attentats la veille :  « C’est quand je loue l’appartement en France,  et que je rencontre mon frère à Charleroi, qu’il me dit que Abaoud est en Belgique et qu’il veut me rencontrer. Le basculement se produit quand je rencontre Abaoud ». Lui qui dit : « Vous m’avez bousillé ma vie, la France et son gouvernement,  la manière dont vous m’avez traité ça laisse des traces » a été face à d’autres traces, bien plus effroyables, celles que laissent des gens qui sont en train de mourir.

Derrida dit qu’« une trace peut s’effacer, ça peut se perdre, ça appartient à sa structure, c’est sa finitude. Et c’est parce qu’il appartient à une trace d’être finie qu’il y a de l’archive. L’archivation est un travail fait pour organiser la survie relative, le plus longtemps possible (…) de certaines traces choisies à dessein. »(Traces et Archives, INA éditions) Ce qui restera de ce procès,  historique aussi de par son archivation, outre le respect du droit et la minutie de l’enquête, c’est non seulement les traces juridiques, téléphoniques, et informatiques, mais surtout celle de ces cris d’effroi des victimes devant la mort, ce dernier moment où elles étaient encore vivantes.

© Karin Albou

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Karin Albou

Karin Albou, auteur et réalisatrice, a écrit et réalisé dès 2002, à un moment où personne n’avait pressenti l’ampleur des actes antisémites qui allaient frapper la France, ” La petite Jérusalem“, qui sortira en salles en 2005 et raconte… Sarcelles. Elle a également écrit et réalisé “Le chant des mariées” qui se situe pendant l’Occupation nazie de la Tunisie. 

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