Xavier-Laurent Salvador. Pourquoi il faut sauver l’ancien français dans les universités

Selon le linguiste Xavier-Laurent Salvador*, l’ancien français est menacé comme le latin. Bientôt, un étudiant en lettres pourra passer le Capes “sans avoir lu un livre avant Zola”.

Un amphithéâtre de La Sorbonne

La langue française évolue et s’adapte continuellement, c’est un fait. Mais comment les élèves pourront-ils s’en rendre compte si on les prive de l’intelligence de la langue, qui repose sur la connaissance de son histoire ? La réforme du Capes a supprimé l’épreuve d’ancien français, qui permettait aux futurs professeurs de s’initier à la grammaire, à la phonétique et au vocabulaire du français médiéval. 

En conséquence, les cours d’histoire de la langue française sont menacés ou disparaissent dans toutes les licences de lettres des universités françaises… Alors, que répondra le professeur de français quand un collégien lui demandera pourquoi le pluriel de “cheval” est “chevaux” et pas “chevals”? Opposera-t-on la logique automatique d’un correcteur orthographique (“c’est comme ça”) à des enfants et à des adolescents qui attendent à juste titre que leurs professeurs répondent aux questions de leur âge: Qui? Comment? Pourquoi ? Ces questions d’élèves, malgré leur naïveté, manifestent plus d’intelligence que les experts en pédagogie qui enlèvent aux professeurs tout moyen de répondre à la curiosité et de justifier les nombreuses bizarreries qui ne trouvent un sens que dans l’histoire…  

Supprimer du concours de recrutement des professeurs de français la majeure partie de l’épreuve d’histoire de la langue, c’est nier l’importance de l’histoire et enfermer les professeurs et leurs élèves dans l’absurdité de règles dont ils ne peuvent plus saisir le sens. C’est aussi interdire aux élèves de comprendre les évolutions en cours dans notre rapport à la langue et à ses supports écrits. Ce sont les différences qui mesurent le temps et permettent de percevoir le changement. Sans pouvoir s’appuyer sur une connaissance du passé de la langue, des états antérieurs du français, des anciens rapports de la langue orale et de la langue écrite, les élèves sont prisonniers de l’instantanéité et d’un état contemporain du français, sans pouvoir apprécier les importantes évolutions en cours non seulement dans la langue française elle-même, mais dans notre rapport à la langue. 

Mille ans de production littéraire

Quel âge a la littérature française? Plus de mille ans. C’est une longue et belle histoire qui commence en même temps que le pays prend conscience de son unité. Mais c’est aussi une histoire européenne : le prestige de la culture et de la littérature française a profondément marqué au Moyen ge l’Angleterre et l’Italie, l’Allemagne ou les Pays-Bas, faisant de l’ancien français un patrimoine commun dont les chefs-d’oeuvre sont conservés aussi bien à Oxford qu’à Turin. Le vocabulaire anglais ou l’allemand ont reçu en héritage un grand nombre de mots français du Moyen Age. L’histoire de la littérature française et européenne devient incompréhensible si l’on interdit l’accès à la source médiévale. 

Mais certains pédagogues expliquent que ce sont beaucoup de livres à lire: ils veulent dire par là que c’en est trop. Ils pensent en inquisiteurs qu’il faut vider les bibliothèques de toute cette paperasse qui les encombre; et en même temps qu’ils vident les rayonnages, ils épuisent les compétences des étudiants et s’assurent en même temps qu’ils brûlent les livres que plus personne ne pourra les comprendre.  

Quel meilleur moyen, tellement plus efficace que l’autodafé, que de rendre les livres incompréhensibles et de rendre la littérature inaudible parce qu’illisible? Ces iconoclastes d’un genre nouveau, qui n’ont que les mots d’inclusivisme et de sociabilité à la bouche, sont en réalité les collaborateurs d’un crime. Celui qui consiste à vouer à l’oubli les morts qui n’avaient plus que les livres pour nous atteindre. L’ancien français est donc une vieillerie à éliminer pour les bureaucrates de nos administrations. Ils le font disparaître des concours comme ils l’avaient déjà fait pour les langues antiques, le latin et le grec. 

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? 

Aujourd’hui, on considère encore qu’un jeune professeur de lettres doit être capable de lire tous les livres écrits en français depuis que le français existe et on ne se résigne pas à ce qu’il ne comprenne que ce que la modernité produit depuis, disons, la Révolution industrielle. Aux concours, on réservait une place conséquente à cette compétence de lecture et d’interprétation des textes anciens; on osait penser qu’un professeur pouvait lire seul le Roman de Renart ou la Chanson de Roland… Cela rendait indispensable pour tout étudiant en littérature d’étudier la langue et la littérature du Moyen Age – soit un peu plus de mille ans de production littéraire.  

“Humanités numériques”

Désormais, on voit les formations de professeurs – qui avaient déjà depuis longtemps rendu le latin totalement optionnel – faire l’économie de l’étude de la langue médiévale. La réforme du Capes et sa régionalisation envisagée par Emmanuel Macron accéléré ce mouvement: l’épreuve n’est plus désormais qu’une petite interrogation sur la sémantique historique à laquelle un étudiant peut répondre sans avoir jamais fait de latin; sans rien connaître des langues romanes et pour tout dire: sans avoir jamais lu un livre avant Zola. Ainsi, dans des universités parisiennes, un étudiant peut parfaitement accomplir un cursus complet en lettres option “métiers de l’enseignement” avec pour tout bagage historique un seul cours annuel consacré à la langue “du Moyen Age à l’ Age classique”. A Paris 8, les enseignements obligatoires comprennent des cours de méthodologie, ou qui s’intéressent “aux transferts culturels” ou qui “mettent en rapport la littérature avec d’autres pratiques artistiques, en interrogeant notamment le verbal et le visuel”. Mais de littérature et de langue médiévales? On peut s’en passer. Dans telle autre université parisienne, le cursus complet de licence ne connaît que 18 heures d’ancien français sur trois années de cours. 

Mais que l’on ne s’inquiète pas : ils sont en revanche parfaitement formés en “Humanités numériques” ou en “didactique” ou en “littératures françaises francophones” – avec un “s” parce que la pluralité de la langue ne se pense plus que dans l’espace.  

Les professeurs d’aujourd’hui sont les élèves de demain. Arrive-t-on à se représenter un monde où la seule compétence des professeurs de français serait d’être capables de lire la production éditoriale contemporaine? C’est sans doute un fantasme du marché de ne former que de bons clients. Mais notre démocratie a-t-elle vocation à jouer le jeu de cette acculturation? Les candidats à l’élection présidentielle s’écharpent, en écriture inclusive, sur les origines et l’avenir de notre destin commun.  

La cancel culture, l’autodafé du monde moderne, ne se dresse plus en place publique: c’est devenu un processus bureaucratique d’arasement de la culture qui assure l’envahissement de la “common law” contre le droit continental et qui réécrit les écoles de demain à l’aune d’un modèle subversif qui élimine Chaucer des universités anglaises; et qui fait disparaître Chrétien de Troyes et Renart du paysage culturel français.  

Quand ces mille ans d’histoire seront tombés : que restera-t-il à défendre? 

*Xavier-Laurent Salvador est maître de conférences à l’université Paris-13, spécialisé en linguistique médiévale. Il est co-fondateur de L’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.  

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