Hommage. Décès de Philippe Nassif, penseur à l’inlassable curiosité

C’est avec une infinie tristesse que nous avons appris la disparition, vendredi 19 mars, de Philippe Nassif, à l’âge de 50 ans. Journaliste, écrivain, compagnon de route de Philosophie magazine pendant près de dix ans, Philippe a été conseiller de la rédaction au début des années 2010 et a signé près de 200 articles et entretiens importants, partageant son enthousiasme tant pour Lacan, Žižek et Stiegler que pour le Tao ou le poker. Il a aussi, plus récemment, participé au lancement de Philonomist.

Depuis peu, Philippe développait ses propres activités et était devenu conseiller de la rédaction de l’ADN, après avoir participé de près à l’aventure de Technikart dont il était un des cofondateurs. Il laisse aussi derrière lui une œuvre d’auteur, avec notamment un très bel essai personnel intitulé La Lutte initiale. Quitter l’empire du nihilisme (Denoël, 2011).

La rédaction de Philosophie magazine lui rend hommage en revenant sur tout ce qu’il a apporté à notre journal.

Philippe était né à Beyrouth en 1971. Passé sur les bancs de Sciences-Po Paris, il comptait parmi les fondateurs du magazine Technikart, dont il a longtemps tenu la rubrique « Essais ». Cette position paradoxale – présenter les avancées de la pensée contemporaine la plus pointue, la plus sophistiquée, dans un magazine orienté vers la pop culture, les contre-cultures urbaines et les musiques électroniques –, il l’aura tenue toute sa vie, elle lui donnait un ton personnel assez inimitable.

Il a publié son premier article dans Philosophie magazine au début de l’année 2009, avant de devenir « conseiller de la rédaction » de novembre 2009 à octobre 2019. Philippe Nassif participait à toutes nos réunions et veillait à la titraille de nos dossiers de couverture. Mais il a aussi contribué à la ligne éditoriale, et, avec un peu de recul, on peut dire qu’il a eu un triple apport.

Un jour, au début de notre collaboration, il a feuilleté le journal et a demandé : « Où sont les gens ? » Nous lui avons fait remarquer que, des portraits, il y en avait de nombreux dans le numéro, mais cela ne l’a pas convaincu : « Il y a de beaux portraits posés des intellectuels et des philosophes que vous interviewez, mais où sont les situations concrètes de l’existence, avec leurs protagonistes ? » Ainsi, il nous a rappelé la nécessité de ne pas nous situer exclusivement au niveau des idées, de mettre en scène les humains, la vie sociale.

Ensuite, il avait un style professionnel déconcertant. Il vivait en horaires décalés, se couchait à l’aube et se levait vers midi. Ses articles, ses contributions, nous les trouvions toujours le matin en arrivant au journal, et les textes étaient envoyés entre deux et cinq heures, aux heures où la ville est la plus calme. Quelque chose du vaste silence et de la détresse nocturne filtrait toujours à travers ces écrits. Plus encore, en réunion de rédaction, Philippe parlait énormément de lui-même, de ses affects. Il pouvait nous raconter longuement un rêve qu’il avait fait, une émotion que lui avait procurée une œuvre d’art, ou même une phobie ou un désir qui le hantait. Il parlait également de sa compagne, Aude, et de sa fille Léo, et évoquait beaucoup les enjeux de l’amour, du soin, de l’éducation, avec une sincérité désarmante. Ce n’est pas du tout une posture habituelle dans l’univers journalistique, et pourtant il y avait là encore un message, bien aligné avec le précédent : il nous a complètement décomplexés sur ce que nous faisions déjà, c’est-à-dire sur le fait de réfléchir, conceptualiser à partir de nos ressentis, et non pas, dans une démarche à la fois plus académique et plus scolaire, à partir de ce qu’on aurait pu lire dans les autres journaux ou dans les livres de philosophie qui viennent de paraître. Nous étions déjà sur ce chemin, de faire résonner nos interrogations existentielles dans le journal, et il nous a incités à aller plus loin encore.

Enfin, il ne cachait rien d’une certaine fragilité et d’une quête intime qui l’aiguillonnait. Si la philosophie l’intéressait, c’était au même titre que la psychanalyse, les arts martiaux, les sotériologies asiatiques ou les écrits spirituels. Nous devions, parfois, lutter un peu contre son penchant pour l’ésotérisme – plus un texte était obscur ou escarpé, plus il en était séduit. Mais la difficulté, il savait souvent la manier et la mettre au service d’un propos clair. Son lexique Jacques Lacan reste un modèle de vulgarisation intelligente.

Ainsi, avec lui, nous avions sans cesse un échange qui se jouait aux franges de la pensée traditionnelle – car il la connectait à la recherche de guérison comme à l’ouverture sur le spirituel. Cette voix si particulière qui est la sienne, on peut l’entendre dans l’émission de France Inter où il dialoguait avec Charles Pépin l’été dernier, un volet de Sous le soleil de Platon saisissant, mais aussi dans le livre le plus ambitieux que Philippe nous a laissés, La Lutte initiale. Quitter l’empire du nihilisme (Denoël, 2011).

Des fragilités, il en avait donc, et il ne travaillait plus pour le journal depuis deux ans, ayant changé pas mal de choses dans son existence ces derniers temps. Nous cheminions désormais sur des voies distinctes, nous nous étions un peu perdus de vue peut-être, mais c’est avec beaucoup d’effroi et de douleur que nous avons appris qu’il avait mis fin à ses jours le 18 mars 2022.

https://www.philomag.com/articles/deces-de-philippe-nassif-penseur-linlassable-curiosite

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