Marcel Gauchet: “Plutôt qu’à une recomposition, nous assistons à une décomposition politique”

GRAND ENTRETIEN – Le philosophe et historien, auteur notamment de L’Avènement de la démocratie (Gallimard, 2007), analyse pour Le Figaro les enjeux de l’élection présidentielle. Entretien conduit par Alexandre Devecchio

S’il apparaît comme le favori à sa propre succession, Emmanuel Macron n’en a pas moins échoué à être le président transformateur qu’il aurait voulu être, argumente Marcel Gauchet. Le projet de refondation de l’Europe qu’il appelle de ses vœux se heurte à la réalité de l’Union européenne. L’invasion de l’Ukraine pourrait accentuer sa «vassalisation par les États-Unis» et la «position hégémonique» de l’Allemagne, analyse Marcel Gauchet. Si le président sortant bénéficie d’un contexte international singulier et de l’atonie des oppositions, le risque est qu’il soit reconduit par défaut. Ses marges de manœuvre risquent d’être très faibles lors de son second mandat, avertit le penseur.

LE FIGARO. – Emmanuel Macron s’est enfin déclaré candidat sur fond de guerre en Ukraine. Le risque d’une campagne empêchée existe-t-il? Avec quellesconséquences pour la démocratie?

Marcel GAUCHET. – Bien avant l’invaion rue de l’Ukraine, la campagne présidentielle s’annonçait sans grand enjeu, tant la réélection d’Emmanuel Macron s’annonçait comme l’hypothèse de loin la plus probable. La guerre n’a fait que lui donner le coup de grâce en détournant l’attention de nos problèmes internes et en renforçant la prime au sortant. D’autant qu’Emmanuel Macron s’en tire bien, en faisant montre de l’attitude qui paraît la mieux appropriée dans cette situation dramatique.

On ne voit pas qui ferait mieux. Par conséquent, qu’est-ce qui pourrait s’opposer à sa reconduction?

Maintenant, il y aura une suite, la paix reviendra, même si les tensions doivent durer, et cette reconduction n’aura rien réglé de nos problèmes internes, auxquels il faudra bien se colleter. Or cette non-campagne aura pour effet de fabriquer un président à la fois inévitable et doté d’une faible légitimité. “À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”, c’est-à-dire, en politique, sans l’autorité que confère le fait de l’avoir emporté par sa capacité de conviction et la réunion d’une majorité d’idées claire. Macron 2 sera un président fonctionnel, mais sans doute pas le président transformateur qu’il aurait voulu et qu’il voudrait être.

Les oppositions n’ont-elles pas une responsabilité dans cette situation?

Il est probable que si, en amont de la situation exceptionnelle que nous connaissons, les partis d’opposition avaient été en mesure de présenter des candidatures incontestables et des propositions donnant écho aux préoccupations profondes des Français, la campagne aurait malgré tout continué de retenir l’attention. Force est de constater que ce n’est pas le cas. Le seul à avoir suscité un mouvement d’opinion, qu’on l’apprécie ou qu’on le déteste, est Eric Zemmour, il faut bien l’enregistrer. La conjoncture rend ses sympathies poutiniennes inaudibles et le fait rentrer dans le rang. Il rejoint l’atonie générale.

Votre récent livre s’intitulait Macron, les leçons d’un échec

Si le critère ultime de la réussite en politique est le fait d’être élu ou réélu, j’ai tort. Mais ce n’est pas le critère que j’avais en vue. J’ai la faiblesse de penser qu’il y a plus important. Que je sache, on est élu pour faire quelque chose, remplir une tâche, accomplir une mission pour laquelle les électeurs vous ont fait confiance. Emmanuel Macron a été élu, en 2017, sur la base d’une grande ambition et d’une grande espérance: remettre le pays en mouvement en échappant aux pièges d’un système d’alternance gauche-droite à bout de souffle.

Est-il parvenu à répondre aux attentes qu’il avait su susciter? La réponse est non, à mon sens, et l’examen de son bilan, domaine par domaine, achève d’en convaincre. Sur le fond, nous en sommes au même point, du point de vue du traitement du malheur français, qu’en 2017. C’est ce qui me fait parler d’un échec. Mais je n’ai jamais pensé que cet échec l’empêcherait d’être réélu. Macron n’est pas le meilleur qu’il avait fait espérer, mais il reste le “moins pire”.

Vous annonciez qu’après avoir été le candidat de la “révolution”, du “nouveau monde”, il y a cinq ans, il allait se présenter comme le candidat de la stabilité et de la continuité… Macron a-t-il été rattrapé par l’Histoire?

L’étonnant de ce quinquennat est que Macron a bénéficié au final des événements qui auraient pu saper sa crédibilité. La crise des “gilets jaunes” qui a mis en évidence sa médiocre connaissance de la société française en a fait un représentant tout à fait convenable du parti de la loi et de l’ordre aux yeux d’une sensibilité conservatrice qui voyait en lui un trublion de gauche au départ. Et son “quoi qu’il en coûte”, face à la pandémie, en a fait un rassurant social-démocrate, un grand protecteur, si ce n’est un sauveur, aux yeux d’un grand nombre. Et cela en dépit des cafouillages, des dysfonctionnements et, plus grave encore, du déclassement français dans toute une série de domaines que la crise sanitaire a cruellement fait apparaître. Emmanuel Macron est décidément un miraculé de la politique! Des conditions de son élection – l’affaire Fillon – à celles de sa réélection, en passant par ces grosses turbulences, il a quelque chose d’un élu des dieux.

Macron reprend désormais à son compte une partie du discours souverainiste, prônant dans sa lettre une politique d’indépendance et une Europe-puissance. Reste une ambiguïté: on ignore si cela passe par une Europe des nations ou si le président désire poursuivre son projet d’”Europe souveraine”.

Je serais très étonné si cette ambiguïté se dissipait! Elle est au cœur de la confusion intellectuelle qui a fait le succès du macronisme. Elle reflète fidèlement en effet l’incertitude française sur le sujet. Les Français sont majoritairement très favorables au principe de la construction européenne, et tout aussi majoritairement défavorables à ses orientations pratiques, parce qu’ils perçoivent bien qu’elles vont contre l’héritage historique appelé “modèle français”. L’habileté de Macron a été de proposer une réponse à ce dilemme sous la forme du projet d’une “refondation de l’Europe” qui la rendrait souveraine, c’est-à-dire conforme aux aspirations françaises à l’indépendance. Sauf que c’est précisément vouloir ce que l’Europe ne peut pas être et n’a d’ailleurs pas envie d’être.

C’est en particulier l’avis de notre principal partenaire, l’Allemagne, à laquelle les prétentions françaises ont permis de se tailler une position hégémonique silencieuse qui lui va très bien. Il y a gros à parier que nous en resterons là. De grands discours français flattant l’ego national et un solide statu quo permettent à l’Allemagne de perpétuer son avantage.

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, la plupart des pays européens ont décidé d’augmenter leur budget militaire. Là encore, y voyez-vous le retour de l’Europe des nations ou au contraire un nouveau pas vers le fédéralisme?

Si augmenter son budget militaire veut dire acheter un peu plus de matériel américain, comme c’est le plus probable, je ne pense pas que cela changera très significativement la situation. L’esprit de défense, ce ne sont pas simplement des dépenses militaires. C’est une réflexion stratégique consistant à définir précisément ses intérêts fondamentaux de long terme et à identifier ce qui les menace. C’est se donner l’outil non seulement militaire au sens étroit, mais diplomatique approprié à cette vision, avec les services de renseignement qui lui sont indispensables.

Le mot «immigration» est absent de la lettre d’Emmanuel Macron. La question de l’identité reste-t-elle son point faible?

Une armée digne de ce nom n’est pas un produit que l’on va se procurer à la grande surface du coin en cas de besoin. Où voyez-vous les Européens capables aujourd’hui d’un tel dessein, que ce soit à l’échelle des nations ou à celle de l’Union? La chose la plus vraie que Macron ait dite durant son quinquennat est que l’Otan était en état de mort cérébrale. D’où viendrait le redressement, hors vassalisation accentuée vis-à-vis des États-Unis? Il y avait la grande tradition anglaise, mais le Brexit n’a pas eu lieu pour rien. Les Anglais ont compris que cette vision politique n’avait plus sa place dans l’Europe d’aujourd’hui. Il reste la France. Mais a-t-elle aujourd’hui les moyens de ses ambitions? Qui dit guerre dit explosion de sottise émotionnelle. Ne nous laissons pas prendre à des déclarations martiales dont les effets s’estomperont vite une fois la paix revenue.

La manière d’aborder le problème de l’immigration est l’une des plus grandes incertitudes sur ce que sera le probable second quinquennat Macron. Ce silence peut s’expliquer par le pur et simple évitement du sujet, comme si en dernier ressort l’impuissance choisie était la seule manière de l’envisager, dans la ligne des précédents quinquennats. Il peut s’expliquer par la volonté de ne pas envenimer les choses à l’avance et la conviction que la discrétion est la condition d’une action publique efficace en la matière. Nous verrons.

Pour autant qu’on puisse se retrouver dans des déclarations souvent contradictoires, Emmanuel Macron semble avoir pris ses distances avec le «multiculturalisme heureux» qui était sa philosophie de départ. Ce qui est sûr, c’est que la question s’est à tel point envenimée dans la société française, au point de devenir l’objet d’une véritable guerre culturelle bien de chez nous, qu’il paraît impossible de laisser les choses en l’état sans risquer un véritable séisme politique. Mais j’ajoute, puisque vous avancez le terme d’«identité», que la question à laquelle il renvoie est loin de se réduire à celle de l’immigration. Elle engage beaucoup plus largement la question du chemin à faire pour que cette France secouée par l’européanisation et la mondialisation retrouve une place conforme à ce que l’histoire l’a faite.

L’élection d’Emmanuel Macron, en 2017, avait été lue comme une recomposition politique. Celle-ci se poursuit-elle, notamment à droite? Est-ce finalement le principal enjeu de la présidentielle de 2022?

En fait de recomposition, j’ai surtout vu dans l’élection d’Emmanuel Macron le déclenchement d’un processus de décomposition politique. Pour le moment, la décomposition se poursuit. Elle se confirme à gauche, avec le naufrage de l’invraisemblable candidature Hidalgo et le fourvoiement de l’aventure Mélenchon. Elle atteint la droite, avec l’affaissement de la candidature Pécree, rançon des divisions très réelles de son électorat. Qu’ont en commun, en réalité, les électeurs d’Éric Ciotti et ceux de Valérie Pécresse? La décomposition gagne même l’extrême droite, avec la division entre Eric Zemmour et Marine Le Pen, qui correspond à une vraie différence des sensibilités. Et je ne vois aucune recomposition s’amorcer là-dedans. Si l’on songe qu’en 2027, ni Emmanuel Macron, ni Jean-Luc Mélenchon, ni Marine Le Pen ne seront plus en lice, on a bien de la peine à se figurer ce qui pourra sortir de ce paysage atomisé.

Entretien mené pour Le Figaro par Alexandre Devecchio

https://www.lefigaro.fr/vox/politique/marcel-gauchet-plutot-qu-a-une-recomposition-nous-assistons-a-une-decomposition-politique-20220315

Macron, les leçons d’un échec. Comprendre le malheur français II, de Marcel Gauchet avec Éric Conan et François Azouvi, Éditions Stock, 2021, 320 p., 20,90 € Editions Stock

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