Albert Cohen. Intemporel…

A la Société des Nations…

“En somme, la seule protection efficace, c’était l’intervention d’une huile de la maison. Eh oui, les huiles savaient comment manier la machinerie des promotions, les trucs du budget, les combines de virements de postes d’une section à l’autre, et ainsi de suite. Et l’huile la plus appropriée, c’était le Solal qui décidait de tout dans cette boîte. En cinq minutes, ce cochon-là pouvait vous transformer en A. Ah là là, dire que son sort dépendait d’un youpin!

– Comment le faire intervenir en ma faveur?

Il prit sa tête entre ses mains, appuya de nouveau son front sur la table, resta longtemps immobile, son nez respirant l’odeur déprimante de la moleskine. Soudain, il se redressa. Héhé, s’écria-t-il à l’apparition de l’idée qui venait de surgir. Héhé, s’il allait se balader aux alentours du cabinet du sous-secrétaire général? S’il s’y postait assez longtemps, il finirait bien par le voir passer. Alors, il le saluerait et, qui sait, le youp s’arrêterait peut-être cette fois, et on échangerait des propos.

– D’accord, je suis d’accord, c’est à tenter. La décision est prise, messieurs, déclara-t-il en se levant et en boutonnant son veston avec énergie.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se recoiffa, peigna son collier de barbe, se regarda dans son miroir de poche, perfectionna sa cravate, déboutonna son veston, en tira les pans, le reboutonna et sortit, en proie à un grand sentiment vague.

– Struggle for life, murmura-t-il dans l’ascenseur.

Débarqué au premier étage, il s’offrit une crise morale. Etait-ce digne de se balader dans l’espoir de rencontrer le sous-secrétaire général? Sa conscience lui répondit aussitôt que c’était son devoir de lutter. Il y avait des types qui étaient A et qui ne le méritaient pas. Lui, il le méritait. Par conséquent, en essayant d’attirer sur lui l’attention du S.S.G., il luttait pour la justice. Et puis, s’il était promu A, il pourrait rendre de plus grands services à la cause de la Société des nations car alors il serait sûrement chargé de missions vraiment politiques, de tâches à sa taille. Et puis, avec un traitement plus élevé, il pourrait faire le bien autour de lui, donner un coup de main à ce brave Vermeylen. Et puis quoi, il s’agissait de l’honneur de la Belgique.

En règle avec sa conscience, il fit les cent pas dans le couloir, s’assurant de temps à autre de la décence de son pantalon. Tout à coup, il s’arrêta. Si on le surprenait à se balader, les mains vides, de quoi aurait-il l’air? Il courut à son bureau, en revint tout essoufflé, un gros dossier sous le bras, ce qui faisait sérieux, occupé. Oui, mais se balader lentement faisait oisif. Il alla donc d’un pas vif d’une extrémité du couloir à l’autre. Si le S.S.G. apparaissait, eh bien il ferait celui qui se rend en hâte chez quelque collègue, le dossier justificateur sous le bras. Oui, mais si le S.S.G. le surprenait au moment délicat où, arrivé au bout du couloir, il faisait demi-tour pour aller en sens inverse? Selon le calcul des probabilités, peu de risques. D’ailleurs, s’il était surpris durant la seconde périlleuse du demi-tour, il trouverait bien une explication. Oui, voilà, il dirait qu’il avait changé d’avis, qu’avant d’aller voir X, il avait pensé qu’il était préférable de consulter Y. Il commença ses allées et venues frénétiques. Transpirant, il espérait.

Albert Cohen. Belle du Seigneur. Gallimard. Paris. 1968

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