André Markowicz. De l’invasion de l’Ukraine. La guerre dans la Cerisaie

Scène de l’acte III de la représentation originale du  Théâtre d’art de Moscou. 1904

Le Covid me laisse sans voix, au sens strict. Je ne suis pas capable d’articuler plus d’une phrase de suite. — Je vais essayer quand même, par écrit, de sortir du brouillard.

Poutine a bien lancé une invasion de l’Ukraine tout entière, dans un but très clair : il s’agit, selon ses termes, de “démilitariser”, et de “dénazifier” ce pays dont, la veille, dans une allocution d’une violence rare de 56 minutes, il avait dit qu’il n’était pas un pays et qu’il n’avait pas à vouloir en être un.

Dire que la société ukrainienne dans son ensemble est une société qu’il faut “dénazifier” est criminel

— Pour ce deuxième terme, “dénazifier”, faisons-lui un sort tout de suite, parce que j’en ai parlé souvent. Poutine, je suppose, fait allusion aux “lois mémorielles” qui depuis, je crois, 2015, affirment qu’il est un délit de dire que les nationalistes ukrainiens ont été des collaborateurs des nazis (ce qu’ils ont été massivement, chasseurs de Juifs, massacreurs de masse). Mes lecteurs se souviennent peut-être de ce que je pense de ces lois — scélérates. Mais disons-le immédiatement : s’il existe en Ukraine, comme ailleurs, des nostalgiques du fascisme, ils ne forment pas plus de 5% des électeurs (et encore), et dire que la société ukrainienne dans son ensemble est une société qu’il faut “dénazifier” est criminel.

— Non, les fascistes ukrainiens ne servent même pas à justifier l’agression poutinienne. Poutine cherche autre chose. *Il s’agit bien d’un effacement du pays. Oui, d’effacer l’Ukraine, purement et simplement. Poutine explique que le but de son intervention est “d’amener devant la justice” les responsables de ce qu’il appelle “le génocide” auquel auraient été soumis les habitants de “républiques” du Donbass et de Lougansk.

De “génocide”, évidemment, il n’y en a jamais eu la première trace, mais que veut-il ? D’abord, il veut, d’une façon ou d’une autre, recréer l’URSS, et empêcher toute possibilité de développement séparé pour les pays de la sphère d’influence de l’URSS.

— La Biélorussie est déjà, dans les faits, partie intégrante de la Russie. — L’Ukraine résistait, en essayant, contre vents et marées, dans des difficultés sans nom, de développer un état démocratique. C’est cela, surtout, qui est radicalement inacceptable pour Poutine. La démocratie.

C’est la Chine qui a, en un coup de téléphone, mis fin à l’intervention militaire au Kazakhstan

— Il ne faut pas oublier qu’en même temps la Russie a signé un traité d’alliance avec l’Azerbaïdjan d’Aliev (autre dictateur fasciste s’il en est) — contre, objectivement, l’Arménie, dont il a d’ores et déjà puni (le mot est de Poutine à propos du désir de l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN) les tentatives démocratiques en laissant Aliev s’adonner au nettoyage ethnique que l’on connaît. Il est, très vite, intervenu au Kazakhstan quand, dans des circonstances certes très troubles, Nazarbaïev a été destitué… mais, là, il est reparti quatre jours plus tard, et pas parce le nouveau président kazakh lui a demandé de regagner ses pénates. Non, parce qu’il n’avait pas réalisé que le Kazakhstan, en fait, depuis les vingt dernières années, était passé d’une sphère à l’autre : il avait été russe au XXeme siècle, il est devenu chinois. Et c’est la Chine qui a, en un coup de téléphone, visiblement, mis fin à l’intervention militaire.

La Chine laisse le champ libre à Poutine en Europe, et donc, en Ukraine. Poutine expliquait dans sa longue intervention qui a précédé la guerre qu’une fois que l’Ukraine serait démilitarisée, les procès pourraient commencer ; il expliquait que l’Etat russe avait les listes de tous les responsables des “agressions”, du “génocide”, bref, qu’il s’agirait d’une chasse à l’homme après laquelle il ne resterait plus en Ukraine aucune élite un tant soit peu indépendante, et, réellement, j’entendais dans ses mots, et dans le ton de sa voix, dans sa hargne — j’allais dire dans sa haine — le ton des communiqués de l’URSS en septembre 39 contre le gouvernement polonais.

*Poutine est prêt à la rupture avec le monde. Mais cette rupture, elle est déjà consommée.

Il est prêt à la ruine économique. Mais, cette ruine, elle est déjà en marche, depuis au moins l’annexion de la Crimée, sans aucune guerre, simplement par l’inertie de la corruption endémique qui détruit le pays de l’intérieur.

C’est ça, la guerre entre les Russes et les Ukrainiens: C’est faire la guerre à Gogol…

Oui, la vie des gens deviendra de plus en plus difficile. Et le pouvoir, isolé, politiquement, économiquement, ne pourra que se retourner contre sa propre population, et, oui, mon impression est que, dorénavant, en Russie même, on va commencer à chasser les “défaitistes”, les “pro-nazis” (entendez les gens qui se sont élevés contre la guerre — et, sur les réseaux sociaux, il y en des dizaines de milliers), et ce dont j’ai peur, en plus de l’horreur qui attend les gens en Ukraine, c’est ce qui va arriver aux gens en Russie — parce que, naturellement, personne ne veut la guerre en Russie, je veux dire, parmi les gens. Et qui plus est, avec l’Ukraine : imaginez, pour les Russes, faire la guerre à Gogol ou à Boulgakov, à Tchekhov….

C’est ça, la guerre entre les Russes et les Ukrainiens. C’est faire la guerre à Gogol… La guerre, là, en ce moment, elle se passe aussi sur le territoire de ce qui avait été la Cerisaie…. C’est ça aussi, cette guerre. C’est inimaginable. Oui, Tchekhov, il aurait été quoi, aujourd’hui ?

*Poutine, vieillissant, visiblement malade, rageur, aux abois, ne va pas disparaître comme ça. Il lui faut toujours plus de terreur, toujours plus de pillage. Je l’écoutais parler de sa lutte contre la corruption du régime ukrainien…. et je me disais ça : en re-parcourant l’histoire russe, jamais, vraiment jamais, depuis le Moyen-Age, je n’ai vu le pays à la culture duquel, je puis le dire, j’ai consacré ma vie, réduit à un tel état de honte. Un chef mafieux, divisant son royaume entre des seigneurs de la guerre, soumis lui-même à l’Empereur de Chine… Parce que, je le redis une fois encore : les seuls partenaires qui vont rester à la Russie, c’est la Chine et ses satellites, et, ses ressources naturelles, la Russie les vend à la Chine en-dessous du prix coûtant (j’ai parlé de ça dans une de mes chroniques précédentes).

Poutine est la honte de la Russie, il est la ruine de la Russie.

Quand cesserons-nous notre double langage

Nous, l’Occident, que pouvons-nous faire ? Envoyer des contingents de l’ONU ? Mais où ? Sur quelles lignes de front ? Pour graver dans le marbre les agressions territoriales déjà accomplies ? — je ne pense pas.

Mais les armes économiques, qui sont longues, et peu visibles, sont les plus efficaces à long terme. Le long terme, tout est là. Sauf que la vie des gens est courte.

*Et je pose une dernière question : nous, en France, quand prendons-nous des mesures contre les sociétés françaises qui collaborent avec la dictature poutinienne, comme Yves Rocher, par l’entremise de laquelle Navalny est aujourd’hui en prison — subissant un deuxième procès pour lequel il encourt, cette fois, quinze ans de prison ?

Quand dirons-nous publiquement qu’il est criminel, oui, criminel et honteux de faire du commerce avec des criminels ? et quand cesserons-nous notre double langage : appeler aux grands principes démocratiques d’un côté, et, de l’autre, tranquillement, empocher les profits que rapportent leur violation systématique ?

 © André Markowicz

André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

“Partages”

“Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes “amis inconnus”. Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette “mémoire des souvenirs” ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie.” André Markowicz

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4 Comments

    • Vous dites n’importe quoi, Lucie.
      On peut se demander si vous avez réellement lu l’article de Markowicz avec un esprit ouvert.
      Au risque de vous paraître impertinent, je pense que vous feriez bien de vous excuser auprès de l’auteur. Car contrairement à vous, je trouve son article d’une lucidité parfaite.
      Oui Lucie, je l’affirme et je signe !!

      • Oui je l’ai lu et donc en suivant cette logique j’attends que l’on prenne des sanctions contre les gouvernements et les sociétés qui collaborent avec le régime d’Erdogan (entre autres). Ceux-là mêmes qui s’érigent en donneurs de leçons en plus d’avoir fait de leurs pays ce que Tribune juive dénonce quotidiennement sont complices du dictateur qui à l’heure où on parle continue et même Accentue les meurtres et les viols au Kurdistan et est l’allié de Daedch. Autant il est absurde de parler de génocide en Ukraine autant en ce qui concerne ce que subissent les populations Yezidis kurdes voire chrétiennes d’Orient c’est déjà une réalité en cours. Donc j’attends avec impatience que nos gouvernements l’UE etc soient jugés pour complicité de crimes contre l’humanité. Je l’affirme et je le signe. Ainsi que pour leur responsabilité écrasante dans tout ce qui se passe chez nous
        Ne sont-ils pas responsables entre autres de la montée de l’islamisme, de l’antisémitisme et de tout le reste ? Ces gens n’ont-ils pas du sang sur les mains ? Et pour ce qui est des annexions de territoire Erdogan n’est-il pas en train d’annexer le Kurdistan dont il massacre la population ? N’a t il pas annexé Chypre dans l’indifférence générale ? Les USA en Irak c’était du pipeau ? Comment appelle t on les assassins qui accusent les autres de leurs propres crimes ?

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