La Chronique de Michèle Chabelski. Noël

Bon

   Vendredi

   24 décembre

    Chabbat

    Chabes

     J’ai sans doute trois ans…

      L’appartement atelier bourdonne en général des voix des ouvrières qui arrivent tôt, se saluent,  se changent , déshabillent leur machine couverte d’une housse, tout en échangeant sur les malheurs du monde, puis elles s’installent derrière leur bécane, sauf la finisseuse qui dispose fils, aiguilles et son précieux dé sur une petite table en bois.

     Sans oublier les morceaux de papier kraft découpé en tickets qui permettront de comptabiliser le nombre de pièces effectuées…

   Le presseur fait lâcher des jets de fumée à son énorme fer, la journée commence, Papa ne quittera pas le centimètre qui pend à son cou ni le morceau de craie qu’il tient à la main…

   Mais ce matin – là la maison est étonnamment silencieuse.

   Comme un dimanche .

   Mais ce n’est pas un dimanche.

    Un sapin a été dressé dans la salle à manger aux hautes chaises de cuir vert, ( de cuir, vraiment ?) près du buffet sur lequel trône la photo du grand père mort avant la guerre, assis sur une chaise, les mains croisées sur les genoux.

  Comme on m’a maintes fois répété qu’il était au ciel, je me demande s’il a traversé le cosmos sur sa petite chaise en fer…

   Cohabite avec la photo une petite sculpture de marbre noir séparée en deux, sur laquelle sont inscrits les dix commandements en lettres d’or…

   Mais l’heure est à Noël…

    Pas de crèche, on ne prononcera jamais le nom de Jésus, mais le Père Noel sera l’invité permanent des jours qui précèdent la Grande Fête.

   Et je suis investie pendant cette période d’une lourde responsabilité : être sage, ne faire aucune bêtise, car le Père Noël garde yeux et oreilles fixés sur ma personne et pourrait se retirer de l’effervescence festive en cas d’ inconduite avérée…

   J’essaie d’être sage…

   J’ai d’ailleurs rencontré en vrai le Père Noel sur l’immense et majestueux escalier central des Galeries Lafayette, auprès de qui je me suis engagée à une totale exemplarité…

   Un photographe a immortalisé cet instant solennel où sur les genoux du Père Noel, je le contemple, bouche ouverte d’émoi incontrôlable…

   Bref.

     Je suis réveillée.

     La porte de la salle à manger est soigneusement close.

   Papa a l’air inquiet.

   Il m’interroge du regard : tu crois qu’il est passé?

   Je tremble de peur et d’excitation…

   Les ouvrières m’ont à maintes reprises interrogée sur mes convoitises, la conversation a prioritairement roulé sur le traîneau, les lutins et ma capacité à arrêter de pleurer pour un oui pour un non.

  J’apprends incidemment que le Père Noël déteste les pleurnichardes. J’essaie de me retenir. C’est parfois dur.

   Je regarde Papa.

    On va voir, ketzeleh ?

   J’infiltre ma petite menotte dans sa main douce et chaude, Papa me guidera et me sauvera toujours, avec une main pareille il ne peut rien m’arriver…

   Nous traversons le petit couloir à pas lents, nous nous arrêtons devant la porte, Papa me sourit.

   On ouvre?

   Je souffle un faible oui, l’émotion m’écorche la voix.

    Papa ouvre la porte.

   Je ressens encore aujourd’hui dans mon âme et dans mon cœur le saisissement qui me terrasse d’excitation et de bonheur…

   La pièce éclabousse mes yeux d’une rutilance céleste…

  Les paquets ont été défaits et les jouets déballés m’accueillent dans cette petite salle à manger dont on a repoussé les chaises pour offrir l’espace à cette féerie qui gravera une empreinte indélébile sur ma mémoire…

  Une patinette rouge étincelante jouxte un énorme landau gris perle dans lequel je découvre un délicat poupon à la peau veloutée qui ouvre et ferme les yeux…

   Je finirai plus tard par lui crever les yeux en essayant de découvrir le mécanisme qui régit ce miracle…

   Curiosité qui m’arrachera des larmes…

    Un énorme ours en peluche, appelé Teddy Bear, m’attend sur une petite chaise posée près d’une table d’enfant, que je n’ai enterrée qu’il y a peu de temps…

  On respectait la qualité en ce temps – là.

  J’arracherai consciencieusement les oreilles de l’ours et Mémé recoudra soigneusement à gros points l’oreille résiduelle au milieu de la tête de Teddy Bear que j’emporterai avec moi dans mon trousseau de mariée…

   L’époux aurait préféré une nappe damassée…

 Bah…

  Je fus une des rares créatures de l’époque à posséder un ours cyclope de l’oreille…

   Je n’ai pas assez d’yeux ni de mains pour regarder, saisir, caresser cette manne céleste sous le velouté tendre des yeux de Papa…

   Pas de selfie…

 La photo est dans ma tête, enluminée par les années …

   Maman est arrivée, affirmant que le Père Noel a manifesté une belle indulgence en me gâtant ainsi…

    J’apprendrai plus tard l’étendue de la générosité du personnel de l’atelier, heureux de me faire tant plaisir et un peu déçu de n’avoir pas assisté à cet ensorcellement qui tatouera ma mémoire de souvenirs coruscants …

   La France avait offert à mes parents la chance de rendre une enfant folle de bonheur…

   Cette reconnaissance ne se démentira jamais, un indéfectible lien se tissera entre mon père , ivre de fatigue et brûlé des souvenirs de misère et cette terre où il a regardé grandir une enfant dans un halo de confiance et d’espérance qui l’encourageait à travailler toujours plus…

    Bon réveillon à tous…

   Que cette fête signe la paix, la concorde et la joie de célébrer le moment où les générations partagent l’intense plaisir de se retrouver…

   Que ce Noel vous réunisse dans la chaleur familiale, les rires et les cris de joie qui gomment les ombres grises d’un avenir inquiétant…

    Chabbat Chalom

    Git chabes

      Joyeux Noel

   Une pensée affectueuse pour les malades, les endeuillés, les solitaires, les exclus de la fête…

   On ne meurt pas de chagrin, mais ces soirées-là signent la défaite qui mord le cœur…

        Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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