Adieu au Yiddishland, Albert/Avroum Bensoussan

Culture Juive, Albert Bensoussan

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Avroum Bar Shoshan

Adieu au Yiddishland

À Dorota Felman, qui est à Varsovie

Ce mot, si connu et tellement courant aujourd’hui, Yiddishland, fut sinon inventé, du moins défini par l’écrivain polonais Haïm Zhitlowski comme un « foyer national spirituel |…} dans lequel règne l’atmosphère fraîche et saine de la langue populaire, là où la vie et l’existence d’un peuple s’expriment dans chaque bouffée inhalée et chaque parole prononcée ».

La langue comme patrie est un concept qui parcourt tout le XXe siècle, et l’on se souviendra d’Albert Camus, né franco-espagnol à Alger et qui, futur prix Nobel de littérature, s’était écrié, dans un débat identitaire qui n’a jamais cessé :

« La langue française est ma patrie ».

Le yiddish, donc, était la langue maternelle des trois millions et demi de Juifs qui peuplèrent la Pologne avant leur « Anéantissement ».

C’est le mot employé, de préférence à Shoah, par le journaliste (par ailleurs, traducteur de Sholem-Aleikheim) israélien Benny Mer, en la traduction française de Gilles Rozier dans son ouvrage (traduit de l’hébreu סמוציה par ce dernier), Smotshè, Biographie d’une rue juive de Varsovie, publié aux éditions de l’Antilope (2021, 336p., 23,50€).

Et parmi toutes les ruines de ce Yiddishland « anéanti », l’auteur privilégie une rue de Varsovie, ulica Smocza, littéralement « rue du Dragon » qui, sur 60 numéros d’immeubles et un dédale d’un kilomètre, rassemblant des milliers d’habitants entassés à cinq ou six par pièce, représente « un véritable microcosme de vie juive ». 

Benny  Mer privilégie donc cette rue archétypique pour scruter ce petit bout du manteau déchiré d’une ville qui, dans les jours d’Avant, comptait 375 000 Juifs, le tiers de la population de Warszawa, en yiddish ווארשע Varshé.

Et l’une de ses motivations est assurément la fidélité à la mémoire de son père Betsalel, né en Pologne en 1932.

Cour d’immeubles avec commerces dans le quartier juif de Varsovie à la fin des années 1930.

Cette rue-là, le journaliste Albert Londres la parcourut et la cite dans son célèbre ouvrage Le Juif errant est arrivé (1930) où il oppose la misère et la crasse des « boyaux, ruelles, impasses, culs-de-sac » de la Varsovie juive à la belle entreprise des pionniers sionistes en Palestine.

À partir d’une lecture attentive de la presse juive de Varsovie, des auteurs yiddish et de quelques documents filmés (qu’on peut voir encore sur YouTube), Benny Mer tente de faire revivre la vie quotidienne dans cette rue de Muranów, ainsi qu’on appelle ce quartier qui bientôt se fermera en ghetto, puis sera anéanti par les nazis, mais où se trouve aujourd’hui, après sa reconstruction, le monument aux héros de l’insurrection du ghetto avec, en face, Polin, le musée d’histoire des Juifs polonais

On connaît mieux, de ce quartier, la rue Krochmalna, immortalisée par Isaac Bashevis Singer, mais, nous dit Mer, « cette rue était porteuse de la totalité du patrimoine génétique nécessaire à l’historien et à l’écrivain ».

Nous avons donc une rue banale, avec plus de pauvres que de riches, « un nid de pauvreté », certes, mais avec quand même cinq théâtres yiddish, et le tout-venant du commerce auquel s’adonnait cette population, dont de nombreuses boucheries. Et l’on apprend que le gouvernement polonais ayant alors limité l’abattage rituel, comme entendent le faire aujourd’hui, à nouveau, certains pays de la belle Europe, il s’est trouvé quelque katsev pour fourguer, au rayon cacher, de la viande impure, ce qui conduisit nombre de stricts observants à se faire végétariens.

Selon l’écrivain varsovien Moyshè Zonshayn, « la rue Smotshè était la rue des Juifs les plus pauvres » dont Benny Mer entend nous faire une « visite guidée ». Et, de fait, il la parcourt, au fil des pages, du numéro 1 au numéro 60 en les amalgamant pour en faire un seul grand récit qu’il appelle ─ et c’est là l’originalité d’un tel livre ─ « la biographie d’une rue ». Avec toute la tristesse, malgré parfois la truculence des histoires et de ce que Freud appelait der Witz, le mot d’esprit (« Moi, dit l’un, je prends un bain tous les six mois… », en ajoutant : « que j’en aie besoin ou pas ») il nous livre ici « la recherche mélancolique de la rue perdue ». Un peu à la façon dont Patrick Modiano part à la recherche de la jeune fille juive disparue en 1941 : Dora Bruder (Gallimard, 1997). En sachant bien que « la plupart des habitants de cette rue ne sont pas morts de mort naturelle ».

Va pour la recension : au 1, rue Smotshè, rapporte Menahem Kipnis, « dans une pièce tellement étroite qu’un homme aurait du mal à se retourner vit une famille juive très pauvre, un couple et leurs cinq enfants. Le père de famille, Yekhiel-Meir Podvoyni, est vendeur de fruits ambulant. La mère s’occupe des enfants qui meurent de faim plusieurs fois par jour ». Et en fin de parcours, la lecture de l’Undzer Eksprès du 11 mars 1931 nous apprend que « hier deux personnes, dont Moyshè Lengram du 60 rue Smotshè se sont effondrés d’inanition ». Misère, faim, et aussi prostitution. L’auteur nous rapporte que la maîtresse d’Isaac Bashevis Singer lui aurait lancé, au moment de le quitter, « qu’il pouvait à présent se payer une pute rue Smotshè pour deux zlotys ».

Alors, bien sûr, les mouvements sionistes fleurissaient, malgré les difficultés à gagner la Palestine mandataire du fait des quotas d’immigration introduits par l’administration britannique ; l’auteur nous rapporte alors la  plaisante astuce de Moyshè Fefermints, surnommé « l’Arabe de la rue Smotshè » qui, en 1933, contre deux cents zlotys, profitant du pèlerinage annuel à Beni Moussa, près de Jéricho, de Polonais musulmans, déguisait des candidats juifs à l’immigration en Arabes,  les faisait aller à Jéricho où ils se mêlaient à ce groupe d’Arabes authentiques et, le plus naturellement du monde, ils entraient en Palestine, et le tour était joué !

Mais voyez la mise en scène : « Afin que les Juifs aient l’air de vrais Arabes, il leur enseignait l’arabe et les coutumes musulmanes. Ils se réunissaient chez lui, assis par terre à l’orientale, apprenaient des expressions, chantaient et s’appelaient par des noms arabes ». Ce n’est pas pour rien que le théâtre yiddish était si florissant dans la rue Smotshè…

Et d’ailleurs, ces Juifs étaient-ils si croyants ? Voilà l’histoire d’un bedeau que la direction de la synagogue ne veut plus payer sous prétexte qu’il est incapable, dans le shtibl déserté, de réunir un minyan : « Mais le shamès répond que, de nos jours, il est impossible d’assurer la présence de dix hommes, trois fois par jour, si ce n’est en les payant » ! C’est ce qu’on lit dans Der Moment du 22 février 1929, mais on peut penser aujourd’hui, en souriant, à certains oratoires de province dont l’assiduité religieuse s’essouffle ! Or cela traduisait aussi ce que l’auteur qualifie de « l’impossibilité d’un avenir en diaspora », d’où l’invocation au poète Bialik et à son « oiseau migrateur », El hatsipor, dans un manuel d’hébreu publié à Varsovie en 1933 qui prônait le retour à Sion : « Là-bas, tout est si agréable. Là-bas, le soleil brille, là-bas les cieux sont clairs et les arbres fleurissent ».

Mais l’on sait que seuls les pessimistes auront entendu l’appel, les autres, disons les optimistes, finissant à Auschwitz, Maïdanek, Treblinka…

On ne peut tout dire de ce livre enthousiasmant, si nécessaire et émouvant, et de « la longue route qui mène jusqu’au Pays du yiddish puis jusqu’à la rue Smotshè ». C’est pourquoi, après la destruction de Muranów et le rasage du ghetto, après l’Anéantissement, Benny Mer conclut :

« Il faut se contenter de cette tentative de retrouver les morceaux d’une rue perdue pour en faire l’histoire de la vie ».

Ce livre est un kaddish, un Daf-ed, un témoignage déposé à Yad Vashem et, pour tout dire, la pierre mémorieuse qu’on dépose sur le tombeau du Yiddishland

Avroum Bar Shoshan

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