Valérie Toranian. Le fiasco afghan ne doit pas être le prétexte à enterrer l’universalisme

Une évacuation à l’aéroport international d’Hamid Karzai le 24 août 2021 (©CNP/ABACA)

Et si c’était le seul bilan positif de ces vingt années de présence américaine et internationale en Afghanistan ? Des fillettes dans les écoles, des femmes juges, professeures, députés, journalistes. Des femmes actives créant leur entreprise, apprenant le commerce, les nouvelles technologies. Des femmes qui ont droit à la parole. Des femmes soignées quand elles sont malades. On oublie ce qu’aurait été leur existence si le régime taliban s’était perpétué. Leur disparition de la vie publique mais aussi des statistiques, puisque la charia talibane non seulement proscrivait l’accès à l’éducation mais rendait aussi l’accès aux soins pratiquement impossible.
Si c’était le seul bilan positif, vingt ans de répit avant le retour au Moyen Âge, ne faudrait-il pas en reconnaître la valeur ? Et même, osons-le dire, en être fiers ?

Ces femmes vivent désormais dans la peur, sont en colère. D’avoir été trahies, abandonnées, lâchées par la communauté internationale. Laissées à la merci des barbares. Ceux qui, comme Jean-Yves Le Drian, osent parler sérieusement d’un nouveau talibanisme inclusif et modéré devraient demander l’avis aux adolescentes qu’on marie de force avec des guerriers comme « récompense » pour leur participation au djihad… Ces femmes regrettent-elles leur parenthèse occidentale ? Certains commentateurs n’hésitent pas à dire qu’il « aurait mieux valu pour elles » ne jamais avoir goûté au fruit défendu. Ève, depuis les temps bibliques, toujours punie d’oser se hisser au-dessus de sa condition… Tu subiras les Talibans dans la douleur.

Depuis quinze jours, le monde entier fustige l’attitude des Américains, le chaos engendré par ce départ précipité qui laisse une population aux abois, terrifiée par le retour de la dictature islamiste. Des dizaines de milliers d’Afghans tremblent qu’on retrouve leurs coordonnées, qu’on les dénonce. Ils effacent leurs traces sur les réseaux sociaux.
On s’indigne du scandale de ces mille milliards de dollars américains dépensés en vain, trop souvent disparus dans les poches d’une classe politique corrompue. On critique un exécutif fantoche, une armée inconsistante, démotivée, pas payée. Comment ne pas souscrire ?

« Le danger aujourd’hui consiste à entrer dans une nouvelle ère des relations internationales du « sauve qui peut et chacun pour sa gueule » »

On parle de nouvel ordre mondial, de l’impossibilité de mener des « guerres sans fin ». De cette folie qui consiste à imposer nos valeurs à des populations « qui n’en veulent pas ».  Hubert Védrine écrit: « L’Afghanistan est le tombeau du droit d’ingérence. » L’aboutissement tragique d’une « vision délirante » de l’Occident qui pensait qu’il allait régner sur le monde et imposer les droits de l’homme. Comme si l’on n’avait pas tiré des leçons de la décolonisation. Nous avons menti à ces peuples, car les grands principes s’effacent toujours au profit de la realpolitik. « C’est l’immoralisme du moralisme », conclut-il.  Tout cela est juste. Mais est-ce suffisant ?

Le danger aujourd’hui consiste à entrer dans une nouvelle ère des relations internationales du « sauve qui peut et chacun pour sa gueule ». Dans laquelle nous laisserons les nouveaux entrants comme la Chine, la Turquie, la Russie se déployer et se redistribuer les cartes entre elles, ignorant l’Europe, méprisant les États-Unis incapables de soutenir leurs alliés. On a laissé tomber les Kurdes devant Daech. On laisse tomber le Karabakh et l’Arménie devant l’agression turco-islamiste. Demain on laissera les Taïwanais se faire massacrer par Pékin ?

Certes, tout cela a lieu loin de chez nous. Certes, depuis Obama et Trump, les États-Unis ne veulent plus être les gendarmes du monde. Mais tous ces conflits en Orient nous concernent en premier chef, nous, Européens. L’instabilité s’accélère, l’immigration affole les gouvernants. Forte de ses nouvelles victoires, la pieuvre islamiste mondiale est au zénith. La surenchère entre Daech, Al-Qaïda et les Talibans risque de faire de nouvelles victimes.

« La guerre contre l’Occident est plus que jamais déclarée. »

La guerre contre l’Occident est plus que jamais déclarée. Et nous ne cessons de perdre des batailles.
Rien n’obligeait les Américains à une telle forfaiture, à une débâcle aussi catastrophique. Un autre scénario aurait pu être imaginé : le maintien d’une base aérienne, une continuité de la présence de l’OTAN, voire de l’Union européenne. Mais pas ce fiasco. Pas sous cette forme.

L’autre danger est moral, existentiel, civilisationnel. L’échec en Afghanistan serait l’échec de l’Occident, donc de nos valeurs, donc de l’universalisme, qui, si on résume l’esprit du temps, ne ferait que nous précipiter dans des impasses et nous faire détester des peuples. Cet haïssable universalisme, héritage du christianisme et des Lumières, de la raison et de la Révolution, arrogant, imbu de lui-même. Qui ose prétendre que les hommes et les femmes sont égaux. Que la liberté est une aspiration légitime…

Prenons garde que cette condamnation quasi-unanime de l’universalisme ne nous mène pas à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. La mort de l’universalisme, sa défaite par KO, c’est la grande victoire du relativisme culturel. C’est le triomphe des woke, des néo-féministes, des islamistes. Notre culture universaliste est en état de péché. Elle ne crée que de la souffrance. Elle est discréditée. On devrait en avoir honte. Il faut y renoncer partout dans le monde mais aussi ici en France, son berceau naturel, au profit d’une vision postmoderne inclusive et multiculturaliste, que d’ailleurs la jeunesse occidentale appelle de ses vœux. Tellement plus cool.

« Ne jetons pas l’universalisme et nos valeurs avec l’eau du bain du droit d’ingérence. »

Qu’ont en commun l’Arabie saoudite, l’Iran, Kaboul, la Turquie, les décolonialistes et les néoféministes non binaires ? Leur haine du féminisme universaliste, qui est une « invention occidentale » pour imposer son « néo-colonialisme » de dominants blancs. Chacun doit vivre avec sa tradition et sa culture. Et tant pis pour celles qui sont soumises à des codes obscurantistes. La liberté est un leurre. L’égalité hommes-femmes une ruse du diable occidental pour contaminer le reste du monde.
Ça ne doit pas être tous les jours faciles d’être féministe intersectionnelle et de faire la synthèse entre la défense, en France, des femmes voilées « odieusement stigmatisées par le racisme et l’islamophobie d’État » tout en soutenant du bout des lèvres des Afghanes qui supplient qu’on les délivre de la burqa et de l’islam moyenâgeux. Mais c’est à cela qu’on reconnaît les idéologues : lorsque le réel les désavoue, ils tordent le réel. Ainsi Rokhaya Diallo se plaint dans le Washington Post que les conservateurs anti-woke français se servent de la crise afghane pour attaquer les positions des féministes intersectionnelles. Les néo-féministes, victimes de la crise afghane, il fallait oser. Elle l’a fait.

Le fiasco du retrait des forces américaines à Kaboul nous oblige à questionner le droit d’ingérence. Sa méthode. Sa pertinence. C’est le propre des sociétés démocratiques, contrairement à leurs adversaires, d’être travaillées par le doute. Tant mieux.

Penser que nous étions sortis de l’histoire, comme l’écrivait Fukuyama, et que désormais l’Occident aurait à gérer l’avènement d’un monde libéral, fut un leurre. On le sait depuis longtemps. Mais ne jetons pas l’universalisme et nos valeurs avec l’eau du bain du droit d’ingérence. L’universalisme n’est pas une tare. L’Occident n’est pas une honte. Et le droit des femmes n’est pas du néo-colonialisme.

© Valérie Toranian

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