Le Point de vue de Rachid Achachi. Cachez-moi ce Taliban que je ne saurais voir

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Le réel, celui des conséquences des différentes ingérences étrangères et de l’assise ethnique Pachtoune des Talibans a été mis en suspens pendant deux décennies. Il y a quatre jours, le réel est revenu avec fracas réclamer son dû…

Le 15 août dernier, Kaboul, la capitale de l’Afghanistan, tombe entre les mains des Talibans. Des scènes apocalyptiques sinon bibliques y ont eu lieu, où l’on a pu voir des centaines et des milliers d’Afghans plus que d’Afghanes, tenter désespérément de monter et pour certains de s’accrocher littéralement à un avion Boeing C-17 de l’armée américaine, comme à une arche de Noé en plein déluge. Voilà de quoi fonder un mythe contemporain, celui de l’Arche de la démocratie importée, face au déluge du réel.

Car oui, les Talibans, bien que porteurs d’un revêtement idéologique venu du Pakistan voisin et de la lointaine Arabie, celui d’un certain Islam politique et rigoriste étranger à la longue histoire de l’Afghanistan, ces derniers sont avant tout des «Pachtounes», soit l’ethnie majoritaire du pays. Et oui, il faudra composer avec.

Pendant des siècles, l’école théologique dominante dans le pays fut le «Madhab Hanafite», l’une des écoles de jurisprudence les plus sophistiquées et tolérantes de l’Islam Sunnite, et qui domine jusqu’à aujourd’hui dans l’essentiel du monde turcophone. Sur le plan spirituel, le Soufisme de la Tariqa Naqshbandiyya a servi de ciment invisible à des tribus, prédestinées sinon à de perpétuelles luttes intestines. Une configuration religieuse qui fit de ce pays une terre d’accueil pour une pluralité de minorités, en allant des chiites aux Baha’is en passant les Hindous et les Bouddhistes.

Cette mosaïque ethno-confessionnelle a graduellement volé en éclats face aux coups de boutoir de la guerre froide, où soviétiques et américains se sont à partir de 1979 livrés dans le pays à une guerre par procuration côté américain, et à une invasion directe coté soviétique.

Face au régime communiste soutenu par Moscou, Washington décide de s’appuyer entre autre sur son dominion saoudien de l’époque pour diffuser au sein des Pachtounes la lecture la plus littéraliste, rigoriste et déracinante qui puisse y avoir des textes religieux, à savoir le Salafo-wahhabisme.

Et cela, de l’aveu même du prince héritier saoudien puisque dans une interview accordée le 22 mars 2018 au Washington Post, Mohammed Ben Salmane affirma que son pays «avait propagé l’idéologie wahhabite à la demande des Occidentaux» dans le contexte de la guerre froide. A l’époque, ceux que l’on présente aujourd’hui à Kaboul comme des monstres sortis tout droit des cavernes étaient qualifiés de «Freedom fighters», soit de combattants et héros de la liberté.

Après la défaite soviétique puis l’effondrement de l’empire communiste en 1991, l’Afghanistan perdit de sa centralité stratégique pour les Etats-Unis.

Livré à lui-même, le pays tombe ville après ville, village après village entre les mains des Talibans, malgré la résistance acharnée d’Ahmed Shah Massoud qui contrôlait le nord-ouest du pays à majorité Tadjiks. 

Mais sous la double influence du Salafo-wahabbisme arabe et du Déobandisme pakistanais, le pays sombre rapidement dans une négation de lui-même. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, l’invasion américaine suite aux attentats du 11 septembre 2001 n’a pas arrangé les choses. Venus combattre ceux-là même qu’ils ont aidés, armés et fabriqués idéologiquement, les Américains ont donné aux Talibans la légitimité qui leur manquait, celle du nouveau résistant face au nouvel occupant. Face aux bombardements massifs de l’armée américaine, les Talibans opèrent une retraite stratégique en abandonnant les principales villes aux Américains, qui y implantent un gouvernement fantoche sans légitimé aucune, sinon celle de leurs protecteurs occidentaux. Une démocratie par le haut, ou plutôt une mascarade démocratique, qui n’a pas tenu plus de 20 ans. Il a suffi d’un retrait relativement rapide des troupes US pour que le pays tombe en quelques semaines entre les mains des Talibans. Le réel, celui des conséquences des différentes ingérences étrangères et de l’assise ethnique Pachtoune des Talibans a été mis en suspens pendant deux décennies. Il y a quatre jours, le réel est revenu avec fracas réclamer son dû.

Quelles leçons pourrions-nous tirer de cette expérience tragique ?

Premièrement qu’une démocratisation ne se fait jamais sous la tutelle d’une puissance étrangère, mais émerge d’une pluralité de facteurs et de  mutations socio-économiques propres au pays, et sans lesquelles aucune transformation politique durable ne peut avoir lieu.

Deuxièmement, qu’une guerre humanitaire comme celle menée par les Etats-Unis en Afghanistan, ne se fait pas comme son nom le laisserait croire par des bombardements de médicaments, de boîtes de conserves et de livres, mais bien par des bombes hautement létales qui en plus de faire des dizaines de milliers de morts, crée une dynamique de résistance qui peut compter sur l’appui indéfectible d’une population locale fortement meurtrie et humiliée par la guerre d’occupation qu’elle a eu à subir. Après des années de guerre, les Américains croyaient combattre les Talibans au moment où ils combattaient les Pachtounes, soit rappelons-le encore, l’ethnie majoritaire du pays.

Troisièmement, qu’un changement de mentalité aussi souhaitable et défendable soit-il, ne se fait pas par l’ostracisation et la diabolisation d’un pays ou d’un peuple, mais bien au contraire, par son inclusion dans le droit international et dans la réalité économique mondiale.

Enfin, que le terrorisme et le radicalisme archaïsant constituent du point de vue de la géopolitique des grandes puissances, deux armes dont on peut facilement perdre le contrôle, au point de les voir se retourner contre soi-même.

Chaque pays et chaque peuple a ses spécificités, sa temporalité et sa propre trajectoire de développement. Essayez de bousculer cette réalité anthropologique par une ingérence quelconque, et croyez-moi, en plus d’être condamné à terme à l’échec, ce qui va en sortir ne préfigurera jamais rien de bon, car oui, admettons-le une fois pour toute, le réel a sa propre dialectique et ne tolère jamais d’être bousculé ni violenté.

© Rachid Achachi

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Rachid Achachi, Docteur en sciences économiques, est chroniqueur radio et consultant en géopolitique.

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