Interview de Paul Salmona. Les juifs, une tache aveugle dans le récit national

Tribune Juive : L’histoire de France a fait l’impasse sur la présence juive en France au fil des siècles. Cette présence a pourtant marqué l’histoire de France et laissé de multiples traces dans les Archives nationales. Comment l’interpréter ?

Paul Salmona : Depuis le XIXe siècle, les recherches historiques sur les juifs de France sont abondantes, qu’il s’agisse de l’« âge d’or » du judaïsme médiéval français s’achevant avec les expulsions des XIIe et XIVe siècles, ou de l’époque moderne avec des travaux sur les communautés « résilientes » qui se maintiennent ou se reconstituent, comme les juifs du pape dans le Comtat Venaissin, les juifs « portugais » de la côte aquitaine, ou les juifs d’Alsace et de Lorraine. Il en va de même pour la période contemporaine avec des recherches sur l’émancipation, l’israélitisme, l’affaire Dreyfus, les élites juives dans l’essor économique de la France, l’immigration d’Europe orientale, Vichy, la Shoah ou l’arrivée des juifs d’Afrique du Nord après la décolonisation. Toutefois, on constate que cette historiographie ne percole pas dans le « récit national », ces jalons de l’histoire de France qui font consensus et sur lesquels est notamment basé l’enseignement scolaire.

Tribune Juive : Vous levez le voile et dénoncez dans ce livre une forme d’ignorance organisée au cours des siècles et appelez à la vigilance et la justesse de l’écriture historique ?

Paul Salmona : L’ignorance est indéniable, pour autant on ne peut pas dire qu’elle soit « organisée ». Il s’agit plutôt d’un impensé collectif : ce que nous avons appelé, avec Claire Soussen, une « tache aveugle », par analogie avec ce point de la rétine qui ne voit pas. D’ailleurs, de grands historiens juifs, comme Jules Isaac ou Marc Bloch, font aussi l’impasse sur l’histoire des juifs en France. Ainsi, le Malet et Isaac, le manuel scolaire le plus diffusé des années 1920 aux années 1960, ne consacre qu’une note de bas de page à l’émancipation des juifs par la Constituante en septembre 1791, alors qu’il s’agit d’un événement majeur, qui aura un retentissement dans toutes les communautés juives de l’Europe et de la Méditerranée.

Tribune Juive : Tout se passe comme si jusqu’à la Shoah, on avait tenté d’ignorer cette présence juive, et comme si la Shoah elle-même avait été écartée de l’histoire par la Résistance.

Paul Salmona : Cela ne procède pas d’une « intention » mais d’un ensemble de facteurs qui font que les juifs sont minorés dans l’« histoire de France ». Un des exemples donnés dans notre ouvrage par Sylvie Lindeperg est celui du remarquable film d’Alain Resnais Nuit et brouillard, sorti en 1956, dans lequel le mot « juif » n’est pas prononcé, car Jean Cayrol, l’auteur du commentaire, se fonde sur son expérience de résistant déporté au camp de Mauthausen et non pas sur les témoins des camps d’extermination. Cela donne un film paradoxal, dont les images ont pour partie été filmées à Auschwitz-Birkenau et à Majdanek, mais qui confond déportation et extermination.

Tribune Juive : Lorsqu’on évoque les juifs dans l’histoire de France, pourquoi est-ce le plus souvent sous l’angle des persécutions qu’ils eurent à subir et non de l’originalité de leurs contributions ?

Paul Salmona : En France aujourd’hui, la plupart des élèves du secondaire, s’agissant des juifs, n’entendent parler que la Shoah. Or cet événement, qui est désormais bien enseigné, ne peut s’appréhender que si l’on apprend au préalable ce qu’a été la place des juifs dans l’histoire européenne. Aussi, involontairement, l’école ne transmet des juifs qu’une image de victimes. En fin de compte, la Shoah fait écran à deux mille ans de culture partagée, notamment en France, où les juifs sont présents depuis l’Antiquité comme nous le montre l’archéologie. C’est pourquoi, au MAJL nous proposons aux enseignants, avant d’enseigner la Shoah, de faire connaitre à leurs élèves ce que fut le judaïsme européen et nous mettons à leur disposition pour cela une la plus belle collection en Europe.

Tribune Juive : Les minorités ont elles des difficultés à trouver leur place dans la nation ou est-ce uniquement le cas de la communauté juive de France ?

Paul Salmona : Aujourd’hui en France, d’autres populations ont des problèmes d’intégration bien plus graves que les juifs et, de notre point de vue, ce n’est pas la place effective des juifs qui est en cause, car depuis le début du XIXe siècle ils ont pu accéder, comme dans nul autre pays, à tous les secteurs de la vie sociale, culturelle, économique… et ils ont pu occuper – et occupent toujours – des positions dans la société française sans aucune restriction, si l’on excepte la parenthèse de Vichy. Mais cela ne se transmet ni dans l’enseignement secondaire ni à l’Université, et ne se voit ni dans la recherche archéologique, ni dans les musées, ni dans la préservation et la mise en valeur du patrimoine bâti, comme le montre notre ouvrage. Car dans les « représentations » communes, les juifs des France sont plus ou moins consciemment perçus comme des exilés « hors sol », comme n’appartenant pas à la Nation, alors que, dès la Révolution, ils ont abandonné leurs prérogatives communautaires pour entrer pleinement dans la « communauté des citoyens ».

***
Les juifs, une tache aveugle dans le récit national, Albin Michel, 2021, sous la direction de Paul Salmona et Claire Soussen, avec des contributions de 22 auteurs parmi lesquels Patrick Cabanel, Danièle Iancu-Agou, André Kaspi, Sylvie Lindeperg, Florian Mazel, Pierre Nora, Pascal Ory, Dominique Schnapper, Perrine Simon-Nahum… (21,90 €)

Propos recueillis par Sylvie Bensaid

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