Pierre Lurçat. Israël face aux accusations de “crimes de guerre”: une explication historique

Bernard Lazare, auteur d’un ouvrage devenu classique sur l’antisémitisme [1], s’est interrogé sur la perpétuation à son époque (celle de l’Affaire Dreyfus) de l’accusation de crime rituel. Son interrogation portait plus précisément sur le paradoxe de cette accusation visant les Juifs, connus pour ne pas consommer de sang et pour avoir “horreur du sang”.

Comment les Juifs, opposés aux sacrifices humains, ont-ils pu malgré cela être accusés de crimes rituels? La réponse paradoxale à cette question est que ce n’est pas malgré, mais bien en raison de leur opposition aux sacrifices – que le judaïsme a été le premier à rejeter dans le monde antique – que les Juifs ont été vilipendés et accusés de crimes rituels. Comme l’explique Pierre-André Taguieff :

Tout se passe comme si l’opposition du judaïsme aux sacrifices humains, et en particulier aux sacrifices d’enfants, loin de calmer les passions antijuives, les avait exacerbées. Poliakov a formulé l’hypothèse selon laquelle la haine antijuive proviendrait du scandale provoqué par l’opposition du judaïsme aux sacrifices d’enfants. C’est précisément le respect de la vie humaine qui, chez les Juifs, ferait scandale, comme l’atteste ce passage de Tacite: Ils ont un grand soin de l’accroissement de la population. Ils regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent ; ils croient immortelles les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou les supplices ; de là leur amour d’engendrer et leur mépris de la mort“.

La réponse donnée par Poliakov, qui a consacré sa vie à l’étude de l’antisémitisme à toutes les époques, consiste donc à dire, en s’appuyant sur une réflexion de l’historien romain Tacite, que c’est précisément le respect des Juifs pour la vie humaine qui fait scandale. Nous avons sans doute là une des clés de la compréhension de ce paradoxe: pourquoi Israël est-il sans cesse vilipendé et accusé de “crimes de guerre” à Gaza, alors même qu’il fait tout pour éviter les victimes civiles palestiniennes ou pour réduire leur nombre, face à un ennemi qui fait tout, de son côté, pour les multiplier?

Le “scandale” du respect des Juifs pour la vie humaine

Si nous transposons l’explication très éclairante de Poliakov à l’antisionisme contemporain, nous pouvons proposer l’hypothèse suivante. Plus Israël fait preuve de retenue face aux terroristes du Hamas, plus il se montre soucieux de la vie humaine (allant souvent jusqu’à mettre en danger ses propres soldats, pour épargner la vie de civils dans le camp ennemi), plus le scandale du respect juif pour la vie éclate au grand jour. Rappelons ici la déclaration saisissante, faite à de nombreuses reprises par des dirigeants et membres du Hamas et d’autres mouvements islamistes contemporains : “Nous aimons la mort plus que vous (les Juifs) aimez la vie ! [2]” Selon ce discours, l’amour des Juifs pour la vie est perçu comme le signe incontestable de leur faiblesse, mais aussi comme un symptôme de leur morale scandaleuse.

Ce qui fait scandale chez les Juifs, c’est donc leur amour pour la vie et leur valorisation permanente de la vie (affirmée dans le verset du Deutéronome : “Et tu choisiras la vie“). Face à une culture mortifère comme celle des mouvements islamistes, qui valorisent la mort et la sanctifient, l’affirmation de la vie par Israël est perçue comme incongrue et révoltante. Cette opposition frontale entre deux conceptions radicalement opposées de la vie (et de la mort) permet aussi de comprendre le soutien paradoxal dont bénéficient en Occident les ennemis d’Israël.

Le paradoxe réside ici dans le fait, peu souvent remarqué, que le discours anti-israélien ou antisioniste continue d’accuser Israël même lorsqu’il fait le bien, ou encore qu’il désigne Israël comme le Mal, tout en lui reconnaissant sa qualité de Bien. Comme l’écrit Éric Marty, “si Sabra et Chatila fait scandale, c’est qu’il s’agit d’un crime qui a quelque chose à voir avec le Bien“, précisant : “Qu’est-ce qu’un crime qui a à voir avec le Bien? C’est le crime qu’on impute au bouc émissaire… [3].

C’est sans doute une des raisons pour lesquelles la position morale israélienne est très souvent inopérante, face aux populations arabes soumises à la main de fer du Hamas à Gaza, ou de l’Autorité palestinienne en Judée-Samarie. Ce n’est pas parce qu’Israël approvisionne les habitants de Gaza en électricité ou en denrées alimentaires, ou qu’il laisse entrer l’argent du Qatar à Gaza, que les habitants de la bande de Gaza lui voueront une quelconque reconnaissance. Une telle conséquence impliquerait en effet au préalable que les deux parties partagent les mêmes critères moraux, et plus précisément, la même conception du Bien et du Mal, ce qui est loin d’être le cas.

©  Pierre Lurçat

Extrait de son livre Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain

Editions l’éléphant, Jérusalem 2021.

[1] Lazare, Bernard, L’antisémitisme, son histoire et ses causes, Chailley, Paris 1894.

[2] Voir par exemple, “Des Brigades Izz ad-Din al-Qassam aux soldats sionistes: Les Brigades Al-Qassam aiment la mort plus que vous aimez la vie”, Palestinian Media WatchRapport spécial n°5 sur l’opération Pilier de Défense, 20 novembre 2012, https://palwatch.org/page/4286

[3] Bref séjour à Jérusalem, p. 167.

Avocat et écrivain, Traducteur de l’autobiographie de Jabotinsky en français, Pierre Lurçat a publié plusieurs essais sur l’islam radical et sur Israël, parmi lesquels : Israël, le rêve inachevé (éditions Max Chaleil 2018), La trahison des clercs d’Israël (La Maison d’édition 2016), Le Sabre et le Coran, Tariq Ramadan et les frères musulmans à la conquête de l’Europe (éditions du Rocher 2008). Son dernier livre, Seuls dans l’Arche? Israël laboratoire du monde, vient de paraître.

Source: Menora

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