Bertrand Dal Vecchio. Mes enfants ne seront pas policiers

Le témoignage poignant d’un ancien policier. Pas de côté chargé d’émotion pour éclairer la réalité du quotidien. Sous la plume un brin mélancolique pointe une légère amertume, mais aussi la force de l’engagement et des convictions.

“Mes enfants ne seront pas policiers. C’est une prophétie hasardeuse, je le sais. Les deux rigolos concernés pourraient me faire mentir, histoire de se venger de l’homme qui leur a régulièrement imposé des haricots verts pour le dîner. Trahir son père, c’est souvent le sens de l’histoire. Disons donc, plus modestement, que je ferai tout ce que je peux pour que ça n’arrive pas.

Jeune flic, j’ai débuté dans un grand commissariat parisien. L’idée générale était de faire beaucoup avec peu, concept toujours d’actualité et pas seulement dans la Police. Il n’y avait qu’une seule voiture dans mon groupe, une AX blanche trop fatiguée pour freiner quand on lui demandait. Nous étions quatre dans un bureau grand comme une boite d’allumettes et en attendant les ordinateurs promis par l’Administration, nous tapions comme des sourds sur les touches de nos machines à écrire Olympia jusqu’à nous en faire mal aux doigts. De neuf heures à dix-neuf heures, nous baignions dans un nuage de Camel aussi délicieux que toxique. Nous étions de jeunes flics courageux et déterminés. Notre engagement était sincère parce que nous savions notre combat juste.

Beaucoup moquaient notre idéalisme béat mais c’était là tout notre honneur : nous défendions la veuve et l’orphelin, notre ambition n’était rien de moins que le triomphe du Bien sur le Mal. Les années passées sous l’uniforme ont tempéré nos ardeurs et nuancé nos certitudes. La veuve n’était pas toujours d’une blancheur immaculée et l’orphelin jouait les monte-en-l’air à l’occasion. Certains criminels étaient plus stupides que dangereux et bon nombre d’entre eux jouaient la partie avec de mauvaises cartes en main.

Quant à nous ; et bien nous dirons pudiquement que nous n’avons pas toujours été, collectivement et individuellement, à la hauteur de nos ambitions. Reste que nous avons payé le prix fort pour résoudre les affaires qui nous étaient confiées. Nous avons sacrifié nos journées, nos soirées, nos nuits, nos week-ends et parfois nos vacances. Nous avons passé des heures à écouter des dealers débiter des âneries au téléphone en mangeant de mauvais sandwichs. Nous avons lutté pour garder nos yeux ouverts et fixes sur ce foutu garage au cas où l’autre enfoiré viendrait y chercher ses armes pour commettre son attentat. Des fantômes nous ont réveillés en pleine nuit pour nous demander des comptes. Nous avons vieilli, nous avons pris du poids, nous avons gobé des anxiolytiques et des somnifères pour trouver un peu de repos. Nous avons trop picolé et trop fumé pour tenir la cadence imposée par nos Chefs.

Et comme Dante, nous avons perdu le chemin droit. Plus d’une fois. Nos compagnons et nos compagnes, lassés de passer leur vie à nous attendre, sont partis la refaire ailleurs. Nous voyons nos enfants plus ou moins un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Souvent, nous n’avons pas grand-chose à nous dire. Parce que ce travail nous enferme dans une prison intérieure peuplée de démons et de cadavres désarticulés et parce que nos enfants, parvenus à un certain âge, nous dévisagent, silencieux, inquiets à l’idée que le brave type qui les réconfortait après leur échec cuisant au concours de chant pourrait être, en réalité, un salopard de S.S. Il n’y a rien de neuf là-dedans, j’en conviens. Des générations de flics ont vécu cette grande descente avant nous, et il n’y a rien d’autre à promettre à ceux qui nous succèderont. Le sentiment anti-police est lui aussi une vieille lune, même s’il monte crescendo dans une partie de la population.

Je me souviens : en 1998, j’étais tout jeune flic, le Syndicat de la Magistrature avait fait paraitre un bouquin plutôt déplaisant dont le titre était « vos papiers – que faire face à la Police ». Sa couverture représentait un cochon vociférant, une casquette de Police sur la tête. Il y a vingt-deux ans, pour certains français, les flics étaient déjà des « bastards » et des « pigs » racistes. Au cours de ma carrière, j’ai souvent été provoqué par des inconnus croisés chez des amis ou dans des bars. A chaque fois, c’était la même histoire. Une fois ma profession connue, un sourire gourmand illuminait le visage de mon interlocuteur et neuf fois sur dix, il ou elle me demandait, le regard pétillant de connerie : « si j’ai déjà tiré sur quelqu’un » et « si je suis raciste ». Je répondais toujours « oui » à ces deux questions avant de vider mon verre d’un trait et de m’éclipser. Il faut dire que je n’ai jamais été très doué pour me faire de nouveaux amis. Reste que ce sentiment anti-flic qui a toujours infusé dans la société française a pris aujourd’hui des proportions aussi étranges que tragiques.

Dans un passé récent, des flics ont été tués parce qu’ils étaient flics, et on ne voit pas bien par quel miracle on échapperait à de nouveaux drames de ce genre. Rappelons quand même, dans une tentative dérisoire d’apaisement, que les flics sont issus et vivent dans la société qu’ils défendent au quotidien. Les flics ne viennent pas de Neptune. Ce sont de braves types nés à Reims ou à Châtellerault qui gagnent pas lourd, qui viennent au boulot en RER et qui n’ont d’autre ambition dans la vie que de rentrer chez eux le soir en un seul morceau pour retrouver leur famille. Ils sont vos enfants, vos frères, vos parents. Peut-être devraient-ils être de meilleures personnes. Peut-être, oui ; Sûrement, même. Mais ce n’est pas le cas. Pour paraphraser Raymond Chandler, « le boulot de flic devrait être exercé par des types formidables, mais il n’y a rien dans ce boulot pour attirer des gens formidables ».

Dans ce boulot, j’en sais quelque chose, il n’y a que du sang et des larmes. Alors vous devez faire avec les flics que vous trouvez sur votre chemin. C’est décevant, c’est agaçant ; d’accord, mais c’est comme ça. Et puis, de toute manière, personne d’autre ne débarquera au milieu de la nuit en réponse à vos appels au secours”.

Source: Front Populaire. 1er Juillet 2020

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