Dindes en mode nostalgie , par Sarah Cattan et Michèle Chabelski

Elles s’appelaient Brigitte Amoudru, Michèle Bonneau, Claire Martin… Elles étaient en classe avec moi…L’une était la fille de la mercière, l’autre celle du propriétaire de la boucherie chevaline…

Boucherie chevaline! Les mères de famille considéraient alors qu’il était nécessaire de manger un steak de cheval par semaine. Pour ses vertus fortifiantes…

Le cheval est passé de mode. Remplacé par des graines de courge et des graines de lin. Du quinoa aussi. Le champ expérimental du corps humain est sans limite…

Bref, ces filles de mon école avaient un atout absolu  qui  me rendait verte de jalousie: elles étaient françaises.

Pas française comme elles

Moi aussi! Mais moi c’était pas pareil. J’étais française, mais euh… Comment vous dire… Je n’étais pas française comme elles. Enfin, voilà: moi je n’étais pas catholique…

Je n’allais pas au caté, je ne préparais pas  ma communion et sa robe d’organdi à volants, je portais autour du cou une médaille bizarre avec des lettres incompréhensibles  et surtout…

Surtout… Mon père et ma grand-mère maternelle avaient un accent… Mais un accent!!

Ils mélangeaient  un peu les articles, peinaient sur les diphtongues, butaient sur les U, possédaient un vocabulaire un peu limité et surtout mâtinaient leurs phrases de mots de yiddish, quand ce n’était pas la phrase tout entière… 

Shah, shah! Siz a kind Ah Le Yiddish… Et la vie dans L’Atelier

Ah le yiddish…

Je détestais que papa parle cette langue devant mes copines , ça le reléguait au rang d’étranger, de citoyen de seconde zone au passé plein d’ombres dont celles qui recouvraient la disparition des grands parents  déportés dont la photo trônait sur la cheminée de la salle à manger…

Nous n’avions pas  de salon et je rêvais secrètement de cette pièce majestueuse entr’aperçue chez les copines qui m’avaient invitée à déjeuner…

Les époques se mélangent un peu…

Je revois l’atelier chaud et bruissant de bavardages des ouvrières et du presseur, la salle de coupe où s’entassaient les pièces de tissu qui terminaient leur course sur une grande table en bois, cisaillées par une énorme machine  bruyante qui slalomait entre les patrons de papier épinglés sur le matelas d’étoffes.

Et plus tard l’atelier transformé en salle  à manger  aux chaises tapissées de cuir vert, un buffet surmonté  d’une gazelle  céladon posé contre le mur, et les invités du dimanche qui parlaient cette langue barbare qui m’éloignait impitoyablement du statut de petite française dont je rêvais…

La seule phrase qui me réconciliait avec ce sabir était: Shah, shah! Siz a kind

Que mon père murmurait à ma mère dont la patience culminait au-dessous du niveau de la mer…

Et pour faire diversion il m’envoyait me laver les yeux dont la noirceur s’apparentait aux couches de crasse que j’avais laissé s’amonceler sur mes pupilles…

Et le temps a passé, et la richesse de notre histoire, sa spécificité, son particularisme, sa grandeur, son parcours fracassé par la barbarie, sa culture, son humour, m’ont rattachée à mes racines juives, le yiddish est devenu ce supplément d’âme dont étaient privées mes petites copines dont le père disait  voiture et pas vatire comme  le mien…

Cette langue est devenue le cadeau  offert par papa et mémé Eva, ce ruban d’émotion partagée qui nous liait, ces mots-bijoux qu’il m’offrait dans l’écrin  de son amour…

Et hier, en perdant  un peu patience avec Jacob qui  shootait dans les coussins du canapé jetés à terre, j’ai entendu un : Shah! shah! Siz a kind…

Si doux à mes oreilles…

Que cette journée vous offre l’harmonie qui signe la sérénité d’une mosaïque familiale  reconstituée…

Vous m’avez fait économiser des années de psy. A 150€ la séance je vous dois une fière chandelle…

Enfin, même le chandelier tout entier… Des années de silence, sur la honte d’avoir eu honte, sur des regrets,  sur des éclats d’immaturité  d’une petite fille qui voulait être comme les autres…

Et  puis brusquement, la catharsis…

Vous aussi, mes potes et mes potesses, vous avez eu le judaïsme gêné, embarrassé par des blancs généalogiques et des ténèbres historiques…

Vous aussi, avez vécu dans des endroits mi appartements mi lieux de travail, entourés de gens qui jouaient à la belote et au rami  en comptant ceux qui étaient revenus, entre deux bouchées de leckher accompagné du classique glous tay.

Vous aussi  avez dû  reprendre des profs incapables de lire correctement  votre nom où le nombre de consonnes était  supérieur au nombre de voyelles…

Vous aussi, avez remis une lettre expliquant  que ma fille ou mon fils serait absent mardi toute la journée pour  raison personnelle, comme si Yom Kippour était un gros mot qu’on n’osait pas prononcer…

Vous aussi avez vécu des années sans salle de bains, une baignoire en fer blanc posée au milieu de la cuisine pour décrasser les enfants…

Vous aussi avez peut être connu la lessiveuse  qui crachait une vapeur démoniaque en bouillant sur  la gazinière…

Le linge séchait sur un séchoir accroché  au plafond qu’on descendait  avec une ficelle poulie, pour y étendre les vêtements fraîchement lavés…

Vous avez aussi peut-être fréquenté les EI, le Dror, l’Hachomer, le Bilou, ces mouvements juifs sionistes qui en ont expédié plus d’un en Israël d’où ils remercient le ciel aujourd’hui de ne pas vivre ces relents nauséabonds qui polluent notre quotidien  et nous tordent le ventre…

Catharsis donc…

Et soulagement de vous découvrir  frères et sœurs d’apprentissage de l’intégration dans un pays  qui vous  a ouvert ses portes et son cœur…

Je ne suis donc pas la seule petite crétine gênée aux entournures par une différence devenue par la suite étendard d’une diversité  nutritive et rayonnante.

Nous sommes frères et sœurs, enfants de cette évolution enrichie  par la suite d’apports extérieurs, essentiellement méditerranéens, mais aussi parfois catholiques malgré les fréquentes défiances familiales.

Merci donc à vous tous de m’avoir aidée à gommer un lourd sentiment de culpabilité, remplacé depuis hier par une légère impression de banalité, ben oui, quoi, tous pareils…

Petite fille sépharade

Que de parentés dans nos souvenirs ma Michèle. Et puis aussi que de différences. Il me souvient qu’à l’âge de 20 ans, amoureuse d’un goy et bien décidée à prononcer ce oui engageant, j’expliquai à mes parents désespérés que j’avais moins de points communs avec un Juif ashkénaze qu’avec un français.

Ben oui, jadis, nous les Juifs sépharades nous parlions de Vous en vous nommant Les Français. J’avais même, téméraire et un brin provocatrice, ajouté : même un musulman de Tunis, je suis plus proche de lui que d’un Juif polonais.

C’est que j’avais 20 ans. C’est que j’étais amoureuse. Petite-fille d’un militant sioniste de la première heure, j’appartenais alors à ceux que certains observants désignaient non sans quelque mépris Les Juifs de Kippour. J’avais déjà passé des mois à ramasser des pommes au kibboutz et j’y avais côtoyé des Juifs sans doute. Mais venus de partout. Pour tout te dire, la question ne se posait guère.

Petite fille de La Goulette

En Tunisie ma Michèle, elle ne se posait pas non plus, la question. Souvenirs heureux d’une vie simple, tant que l’enfant en moi ne mesura pas le danger des fellagas, ces partisans qui luttaient pour obtenir leur indépendance et dont j’entendais la menace se faire de plus en plus proche : ils t’étranglaient au couteau au coin d’une rue. Non Rien.

Avant que je ne la mesure, cette menace, la société tunisienne se découpait pour moi en 3 :

  • Les Juifs
  • Les français 
  • Les Arabes. On disait ainsi.

Quand tu allais à la boulangerie, tu pouvais choisir entre un pain français, un pain arabe ou un pain italien.

Le pain juif, nos grand-mères le faisaient.

Tout ça, dans mon souvenir que je m’efforce à garder précieusement -tant l’enfant en moi avait dû l’enjoliver- tout ça donc cohabitait dans ma tête : les arabes faisaient les beignets que les Juifs allaient acheter servis avec des figues de barbarie. Les français étaient nos amis. Les Juifs notre famille. J’ai honte mais les Arabes étaient Nos Bonnes. Certes déjeunant à nos tables. Quelle infamie.

A l’école, les maîtresses étaient françaises. Une autre petite fille portait-elle le même prénom et le même nom que moi ? Madame Taillol, l’instit française, décidait sans autre forme de procès de m’appeler officiellement Monette.

Tous les jours, nous quittions la capitale pour aller à la plage et même nous risquer jusqu’à Mégrine, la campagne dont les Juifs étaient moins friands que les Français. Là, nous sortions victuailles diverses,  bocaux de thon inondés d’huile d’olive home made, olives, boutargue et bien sur glibettes et puis aussi Pastèque.

Chaque jour de la semaine d’un enfant Juif tunisien est rythmé par le même plat :

  • Mardi et shabbat : couscous midi et soir
  • Dimanche midi : pâtes à la sauce
  • Et venaient s’insérer dans ce rituel le bsal ou loubia la ganaouïa et la tefina du samedi.

Souvenirs Souvenirs

Des images sont restées. Grand-maman assise à l’ombre avec Madame Irène. Taillant la bavette en roulant à partir d’une grosse boule de minuscules pâtes qu’elles allaient réserver pour le plat adoré de tous : h’lalem.

Des senteurs aussi : l’ambre précieuse. Mêlée à l’odeur de l’harissa fraîche. Des piments rouges et des œufs de mulet qui séchaient sur une corde dans la cour qui faisait office de jardin.

Et puis des goûts : Le miel La rose La citronnade Le thé à la menthe Le tout rythmé au son de Bambino.

Enfin, rythmaient cette vie que n’aurait pas renié Alexandre le Bienheureux d’Yves Robert de rares sorties officielles : T’as pas vu, Toi, Raf Vallone et Sara Montiel dans La Violetera. Et t’imagines même pas Les dîners que mon journaliste de grand-père donnait à ses invités venus du monde entier : rien ne dérogeait au rituel des jours : Dimanche soir ? Bsal ou loubia. Jeudi ? Chakchouka

Le soir, nous nous faisions beaux pour la promenade au Petit Jardin ou au Belvédère : granite assurée : fraise ou citron. Et kakis ou glibettes enrobés dans du papier journal. Ça s’pourrait dans Tunis Soir, le journal de grand-papa.

La petite fille s’endormait enfin au son de musiques lointaines. Une mélopée venue de  Bal el Khadra où la vie semblait ne jamais devoir s’arrêter.  Une berceuse que l’adulte entend encore. 

Et puis tout se précipita

Et puis tout se précipita, Michèle. Mon grand-père sous la menace dut quitter précipitamment le pays. La petite fille tremblait chaque soir avant que son papa ne rentrât. Bref ça chauffait Tout le monde partait.

Comment et pourquoi nous ne suivîmes pas le reste de la famille ? La petite fille a de vagues souvenirs et des réponses imprécises :  Ses parents, dans les occasions graves, parlaient arabe. Le Canada Israël La France Pic et Pic Et colégram Ce-se-ra-La-France 

Et là fut le choc.

Nous voilà ma fratrie et moi, pensionnaires. Comme dans les livres qui jadis m’avaient fait pleurer. Pensionnaires ? N’était-ce pas réservé aux orphelins ? Je me retrouvai à Victor Duruy. Ma voisine de dortoir s’appelait Giscard d’Estaing. Mon cœur se soulevait aux relents matinaux de la cuisine au beurre. Et puis… Ce salon bleu. Passage obligé du dimanche soir. Y apprendre les danses de salon.

Mais moi je n’avais pas la carte.
Mais moi, je n’avais pas les codes.
Mais moi, je n’avais pas les chaussons Repetto : préservée de la froidure par de chauds godillots dont on m’avait affublée. 

Et surtout Surtout moi j’avais … l’accent.

Et surtout Surtout Moi j’avais … l’accent.

L’accent, c’est ce truc que tu sais pas que tu l’as jusqu’au jour où soudain tu te retrouves en minorité.

Ça comptait même plus, être Juive. Le problème, c’était l’accent.

Et que je te redoutais d’avoir un dix-houit sur vingt.
Et que, une fois ado et déplacée au lycée de la très chic Enghien Les Bains, je te demandais au café un boga, provoquant la sidération du serveur et l’hilarité des autres.
Et pourquoi pas des glibettes encore.

Tout ça pour te dire qu’avant de m’apercevoir ce qu’allait être Juive en France, je dus devenir une Juive de France.

Tout ça alla très vite. Trop vite peut-être.

Si vite que tu vois, ma Michèle, moi je n’eus pas l’état d’âme dont tu parles. Ces Juifs de Tunis, qui parlaient si fort et qui semblaient déjà chez eux, va savoir pourquoi mais nous ne les fréquentions pas.

Alors les Juifs ashké, j’te dis pas : Nous restions entre nous. Ma mère nous avait tellement répété que nous étions des invités en France que forcément, nous adoptâmes les coutumes de notre patrie d’adoption. Jusqu’à épouser ses enfants.

Que nous emmenâmes à la synagogue. Qui vêtirent kippa et taliths. Jeunèrent à Kippour. Se mirent au couscous, au bsal ou loubia et à l’huile d’olive. Et c’était reparti pour un tour.

Nous perdîmes l’accent

Nous perdîmes l’accent. Avec une réelle nostalgie : longtemps nous le retrouvions, cet emportement, cette manière inénarrable de tous parler en même temps, de se couper la parole, de rire fort : nous n’étions plus de nulle part : Ni La Vérité si je mens Ni Le Tango des Rashevski.

Nous étions restés Juifs. Avions gardé Les plats Les couleurs Les odeurs

Avions frayé avec les ashkénazes

Racontions cette blague d’antan : une mère passe une petite annonce pour marier sa fille : Jeune fille Sépharade Cultivée et Mélomane cherche Homme Ashkénaze optimiste et extraverti

Elle était datée. Nous buvions de la vodka et eux notre boukkha. Mêlions nos œufs de mulets à leurs délicieux harengs. Va savoir. Nouions de tendres amitiés. Va  savoir : Un jour nous allions les épouser.

Sarah Cattan et  Michèle Chabelski

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3 Comments

  1. Avec mon Accident Vasculaire Cérébral de juin 2016, j’ai un peu déménagé de la tête sans toutefois la perdre ce qui m’a évité de me rendre aux “objets perdus”, dont je ne retrouve plus l’adresse depuis notre alya en 2002.
    Chère Sarah, j’ai accidentellement effacé ton texte sur le bienheureux couple qu’étaient LOUIS XVI et sa petite Marie.
    Peux-tu me renvoyer le texte paru littéralement dans “Tribune Juive” Je baigne dans le sujet: à savoir que cette famille m’a pris aux tripes.
    J’ai deux documents authentiques à ce sujet, que je voudrais te scanner, mais je n’ai pas ton e-mail. Je t’attends, je l’attend. D’avance merci.
    Viviane Scemama Lesselbaum

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