Deux gamins du 18ème sur les routes forcées, Par Steve Krief

Une enfance perdue, une adolescence volée et puis tant de choses à devoir faire et à se permettre pour se reconstruire. Marcel Gotlib et Joseph Joffo ont cela en commun.Gotlib1

Un jour, Marcel Gotlib reçoit une lettre de François Truffaut. Ce dernier le félicite pour son pastiche de l’Enfant sauvage. Un film réalisé par Truffaut où il interprète un homme de science souhaitant étudier et éduquer un enfant coupé de la civilisation. Truffaut écrit à Gotlib pour lui dire à quel point les dessins ravageurs ont fait rire ses propres enfants. Beau joueur.

On y voit l’enfant sauvage face à la prétention paternaliste du médecin. Gotlib s’en donne à cœur joie de dessiner un Truffaut en bon médecin de campagne du XIXe siècle, imperturbable face à sa mission et son sujet, œuvrant pour la science en marche et toutes les promesses de la IIIe République.

Face aux échecs et en guise de divertissement, il tente le plus dur : provoquer le rire de l’enfant, avec des artifices. L’échec est encore plus cuisant. Les contrepèteries ringardes n’ont aucun effet. Lorsque le professeur abandonne et prend place dans son fauteuil une pipe au bec, l’enfant explose de rire face au ridicule que représente à ses yeux l’homme assis sur son trône nocturne.

Père protecteur

L’image d’un père et de ce qu’il représente poursuivra deux enfants du 18e arrondissement de Paris scolarisés dans le même établissement et obligés de fuir pendant la guerre, Marcel Gotlib et Joseph Joffo. « C’est l’image du Protecteur, imposante, puissante et apaisante à la fois. L’image du sauveur qui surgit hors de la nuit, écartant tous les dangers et offrant l’abri de sa force à l’enfant qui a peur. L’image du Très-Haut, c’est-à-dire de Zorro qui est arrivé sans se presser. L’image du père. Et non celle du papa. Un papa, c’est celui qui envoie une petite giclée de liquide séminal en quelques minutes. Un père, c’est celui qui fait tout le reste », raconte Gotlib dans son autobiographie.

En revenant de la boulangerie vers sa maison du 38 rue Ramey, Marcel, 7 ans, subit les menaces de Coudray : « Alors, v’la le youpin qui revient des commissions ? ! » Passant par hasard par le même chemin, Ervin Gottlieb, son père, le sauve, chassant le belliqueux à coups de pompes dans le train. Héros au grand jour. Les soirs, Marcel dessine sur les murs de sa chambre et Ervin les lessive discrètement le lendemain, laissant la place que les rêves de la prochaine nuit méritent.

Ce père rassurant, Gotlib l’a connu. Truffaut, lui, l’a cherché. D’abord par instinct, chez celui qui se prétendait l’être. Puis, sur le tard, vers cet homme, Roland Lévy, son géniteur chassé par la famille de sa mère parce que juif.sac-de-billes

Lors de la scène du film Un Sac de billes, qui sortira le 18 janvier, très bien adapté du livre, Maurice et Joseph Joffo se mettent devant le signe indiquant que le salon de coiffure de leur père est un commerce juif pour faire une farce aux soldats allemands qui y entrent. Hésitant face à la position de domination, une lame légitime à la main, Roman Joffo leur coupe les cheveux et, après quelques propos sur « la responsabilité des juifs dans la guerre » prononcés par ses clients inattendus, il les humilie en disant que toutes les personnes présentes dans le salon sont juives.

Dans un « Dialogue avec mes lecteurs » ajouté au livre bien après la publication, Joseph Joffo parle aussi d’Anna, cette mère courageuse qui se résigna à laisser ses enfants partir. Il raconte comment elle fuya Odessa et rejoignit sa famille en Turquie où elle créa un orchestre tzigane qui traversa l’Europe. « Toute petite, elle a connu les pogroms… Elle sait qu’à dix ou douze ans on peut et on doit s’en sortir seul, quand il n’y a pas d’autre solution. »

Lorsque Régine Gottlieb, sa mère, lui coud son étoile, Marcel commence à poser des questions gênantes. Être ce fameux juif dans le regard de l’autre. Et devoir donner des réponses aux questions qu’on espérait ne plus devoir se poser une fois arrivé en France. D’ailleurs, Ervin est obsédé par la naturalisation, son rêve le plus cher. « En 1939, dès la déclaration de guerre, son premier mouvement fut de s’engager dans l’armée. » « À l’école, les copains disaient que les juifs étaient un tas de salopards, d’ordures et de fumiers. Juif, je ne savais pas ce que cela voulait dire. »

Le père est un mur. Un mur derrière le mur qu’est la France. Marchant devant la mairie du 19e, Roman Joffo promet à Joseph que tant que les mots « Liberté, Égalité, Fraternité » seront inscrits là, rien ne leur arrivera. « Nul n’a aimé autant ce pays que mon père, né à huit mille kilomètres de là. » Même attitude chez Ervin Gottlieb, si fier d’appartenir de cœur à cette nation avant de pouvoir le confirmer administrativement.

Enfance volée

En septembre 1942, Ervin est embarqué par la police grâce à la contribution zélée du concierge et son refus de s’opposer à la démarche pour ne pas gêner ses chances de naturalisation.

Un peu plus tard, un voisin policier prévient Régine Gottlieb de leur prochaine arrestation. Ils se réfugient chez les voisins Swoboda… comme le font une vingtaine d’autres personnes de l’immeuble. Ils s’enfuient le lendemain. Marcel et sa sœur Liliane sont déposés au centre d’accueil de la rue Lamarck puis à Vigneux pendant plusieurs mois. Craignant une rafle imminente, Régine

les envoie en train à Villeneuve-la-Bornière. La planque est trouvée grâce à un couvent. Les Lefèvre logent une dizaine de gosses de manière assez précaire. Marcel y passe la plupart du temps en compagnie d’une chèvre.

Dans Rubrique-à-brac 2, Marcel raconte comment sa famille le mit à l’abri de « l’orage » en 1942, lorsqu’il fut envoyé à la campagne chez les Lefèvre, rebaptisés Coudray. À la fin de l’histoire, le dessinateur ramène la narration au présent en parlant de cette mystérieuse chanson qu’il vient de comprendre et en souhaitant que sa fille, qui a alors 8 ans lors de l’écriture en 1977, n’aura aucun orage à affronter.

Lorsqu’il fuit avec son frère Maurice, Joseph Joffo écrit « nous disparûmes dans les ténèbres. C’en était fait de l’enfance. » Là aussi, avant de savoir exactement ce dont seraient composées ces ténèbres, Joseph utilise un terme similaire au petit Marcel et son orage. Comme c’est bien montré dans le film Un sac de billes concernant Joseph Joffo, Marcel Gotlib connaît, lui aussi, ses premiers émois chez son logeur. Le dimanche matin, tandis que les autres dorment, Marcel se lève aussi tôt qu’en semaine pour voir la benjamine des femmes Lefèvre arroser le jardin de sa pluie naturelle avant de retrouver son mari pour prolonger la grasse matinée.

« En un mot comme en mille, l’espace d’un instant, c’était tout à la fois le lait, le miel, l’hydromel et l’ambroisie ruisselant de quelque source divine et arrosant la grandiose prairie de l’Olympe que je contemplais. Et non Jeanne en train de pisser sur le tas de fumier, auprès de la mare aux canards. » Peu de temps après cette découverte, Jeanne fit ressentir à Marcel l’autre grand trouble : l’angoisse devant la mort lorsqu’elle décéda suite à l’accouchement de son enfant.

Des lendemains à faire chanter

Été 1944, Régine vient chercher Marcel et Liliane. Les Lefèvre prétendent que tout s’y passait très bien et tentent de réclamer un bonus à la pension, refusant de rendre les tickets de rationnement. Engueulade et départ brutal s’en suivent.

Monsieur Blumenfeld avait connu Ervin Gottlieb dans un camp de Haute Silésie. Puis, chacun fut transféré dans un autre camp. L’un à Auschwitz et l’autre à Buchenwald. En se quittant, ils se donnèrent un rendez-vous surréaliste : dans un an et demi pour dîner, chez Ervin. Lorsque Monsieur Blumenfeld arriva au rendez-vous, Ervin n’était pas ancore rentré. Le dîner se passa dans la gêne et le silence. Puis, il dit à Régine : « Vous voyez, comme vous, j’attends. » Sa femme et ses enfants avaient été envoyés à Treblinka. Roman Joffo ne reviendra pas non plus. Ses enfants, dont deux travaillaient déjà dans le salon, perpétueront sa mémoire et son établissement.

Les petits vont à l’école, qui se trouvait rue Ferdinand-Flocon dans le 18e arrondissement. Elle accueillit Marcel Gotlib et aussi Maurice et Joseph Joffo ! Ainsi que le dessinateur Jean Tabary qui fera, bien plus tard, venir son copain Marcel pour travailler chez Vaillant.

Après la guerre, lorsque le premier mur tombe, on revendique donc son droit au second : « Liberté, Égalité, Fraternité », bâillonné par les envahisseurs. On le regarde bien en face et on le provoque, on le scrute, on tente même de l’imiter comme face à un père. Et quand il ne répond pas assez fort, on va bien plus loin. L’enfance perdue, puis l’adolescence volée, l’âge adulte de force aura pour gré ce que le célèbre triptyque français a à offrir.

Car après tout, ce que l’enfant a vu, l’adulte qui expérimentera dans son esprit, son art ou sa vie pourra difficilement être choqué. Le livre suivant écrit par Joffo, évoquant ses années d’adulte, a pour titre Baby-foot. Tout un programme.

Un pilote fou

L’école qui fournira les meilleurs outils à Gotlib pour exprimer cela sera la buissonnière en première instance, puis la lecture de Mad Magazine. Surtout la rencontre avec son premier rédac-chef, Harvey Kurtzman. Lequel, dans les années 50, dézingue tous les mythes américains : Mickey, Tarzan, Superman… Cette génération d’artistes américains revenait du front. En voyant toutes ces horreurs et leurs proches ne pas revenir, les futurs poètes, humoristes et cinéastes ne comprenaient pas pourquoi ils se priveraient d’évoquer tous les sujets « tabous » comme le racisme, l’endoctrinement religieux ou l’asexualition culturelle, bien plus offensants que la réalité qu’ils venaient de vivre.

Al Jaffee, un des piliers de Mad Magazine, raconte dans son autobiographie comment sa mère ramena la famille en Lituanie et qu’il échappa de justesse à la Shoah grâce à l’intervention de son père venu les sauver, lui et ses frères, tandis que sa mère mourut sur place. Artiste fou, inventeur génial, Al Jaffee fut entouré d’autres grands artistes qui explorèrent tous les thèmes à la recherche d’une Amérique plus juste, qui ne discriminerait plus en fonction d’une couleur de peau, d’une religion ou d’une préférence sexuelle.

René Goscinny travailla brièvement avec Harvey Kurtzman et ramena, en France, en créant avec Uderzo et Charlier la revue Pilote en 1959, la fougue de ses collègues américains. En 1965, Gotlib présente un récit de 6 pages à Goscinny, qui convient parfaitement à ses besoins. Quelques mois plus tard, ils réalisent ensemble les Dingodossiers, inspirés de Mad.

« Tu vois, j’ai toujours ces deux lettres sur moi. Celle-là, c’est René, ton père, qui me l’a écrite. Celle-ci, c’est la dernière lettre que j’ai reçue de mon père. » Anne Goscinny raconte cet aveu émouvant de Gotlib lors d’un dîner qu’elle passa chez lui. Un moment partagé dans le livre publié par le MAHJ en 2014 à l’occasion de l’exposition consacrée à Gotlib. Car si une autre personne a joué un rôle paternel dans la vie de Marcel, c’est bien René Goscinny.

Goscinny fut aussi le père de nombreuses œuvres et le compagnon de route d’autres aussi influentes, du petit Astérix au Petit Nicolas, voyageant sur les tapis d’Iznogoud et les chevaux de Lucky Luke… Il avait cette force du père protecteur des artistes qui travaillent avec lui, libres de s’épanouir et de ciseler leurs talents dans Pilote. Comme le fit William Gaines, à la même époque, aux commandes de Mad. Les deux hommes avaient l’ouverture d’esprit nécessaire pour accueillir des talents parfois très éloignés de leur conception de la vie. Ils avaient aussi les épaules pour protéger ces artistes face à la censure et aux critiques bigotes. En particulier lorsque les personnages vont, suivant le fil des années 1960, perdre autant de tissus que de pudeurs.

Lorsqu’on parle de libération de la femme, on pense qu’une cage est ouverte et que le fauve va rugir et tout détruire. Cette représentation misogyne encourage aujourd’hui des bigots à ne pas montrer de femmes. Ni en jupe, ni en maillot. Sans visage. Sans existence. Bonnes à faire la cuisine et la lessive et surtout en silence, afin de pouvoir oublier leur présence une fois la cage ou plutôt le cercueil fermé. Exception étant parfois faite dans ces publications ou diffusions si une femme possède un certain pouvoir financier et exige des censeurs la présence de sa photo sur des publicités. Amen.

Nul autre artiste contemporain que Gotlib a aussi bien peint les femmes et dépeint les attitudes hypocrites des hommes face à elles. Leurs envies de femmes, leur liberté à jouir et faire jouir. À être le sujet d’une relation amicale, amoureuse ou furtive. À ne plus se cacher. À fantasmer et laisser le dessinateur réaliser au crayon ces fantasmes, ces exigences à la jouissance de la vie. Une revendication au droit de profiter de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel afin de repousser l’orage qui risque de revenir.

Futures générations

Vingt ans après la sienne, Truffaut se réconcilie avec l’enfance. Celle qu’il engendre et qui lui sourit. Des 400 coups (1959) à l’enfant isolé on est passé dans l’Enfant sauvage (1969) à la tentative de compréhension de l’enfant par le professeur, perdu dans ses certitudes. On arrive, enfin, à l’Argent de poche (1976) avec une enfance orangée de l’époque, au discours bienfaiteur et compréhensif du professeur, à la volonté d’inclusion sous le triptyque républicain, comme on le voit à la fin du film, de cet enfant que certains adultes considèrent comme « sauvage ».

Joffo décrit dans Un sac de billes la prétention des psys des années 70 de construire des parcs adaptés aux besoins des enfants. Cela, alors que toute la magie, l’émerveillement, se trouvent en suivant les billes le long des pavés, à la rencontre des autres qui les poussent aussi dans ce qu’on appelle communément « société ».

Gotlib flingue l’approche technologique imposée aux enfants. Ces jouets « intelligents » sensés les éveiller. Dans un dessin, il provoque leur destruction, ramenant les boulons des robots à la fonction d’osselets, de jeux simples.

Suite à la publication du livre, Joseph Joffo reçoit un coup de fil de l’adjoint au maire de Rumilly, Henry Tracol. La ville où il s’était caché chez la famille pétainiste Mancelier. Dans le livre, il avait refusé de donner le nom du village, craignant que les plaies soient encore vives suite à la guerre et à l’épuration. Joffo fut bien surpris lorsque Tracol lui avoua que les protagonistes s’étaient tous reconnus. Il fut invité à dédicacer Un sac de billes à la librairie Mancelier ! Accueilli avec la fanfare, Joseph Joffo fut déclaré « citoyen d’honneur de la ville ». Il reçut ce même jour un télégramme de Françoise Mancelier, la première fille dont il fut amoureux.

Dans l’épilogue du livre, Joffo évoque une phrase d’Einstein : « Entre cinq minutes passées sur la plaque rouge d’une cuisinière et cinq minutes dans les bras d’une belle fille, il y avait malgré l’égalité de temps, l’intervalle qui séparait la seconde de l’éternité. » Quelques lignes plus tard, observant le sommeil de son fils, Joffo ajoute : « Mais qu’ai-je à craindre ? Ces choses-là ne se reproduiront plus, plus jamais. Les musettes sont au grenier, elles y resteront toujours. Peut-être… »

Dans une interview, Marcel Gotlib raconte que sa fille Ariane, alors enfant, se cachait. Un mot qui a là une toute autre signification. La seule peur qui anime Ariane est que son père la voit en train de lire ses bandes dessinées, celles non écrites pour un public préadolescent : les Rhâ-gnagna, Rhââ-Lovely… Car la chipie avait naturellement libre accès aux Rubric-à-brac, Superdupont, Hamster jovial, Dingodossiers et Gai Luron.

Source Magazine L’ARCHE

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1 Comment

  1. Magnifique article. Après ce qu’il ont pu vivre en France, comparez l’attitude de ces juifs français et étranger envers la France avec celle de qui vous savez et qui se plaignent du matin au soir de “discriminations” et dont il faudrait excuser les attitudes scandaleuses et revanchardes…

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