Sarah Cattan : un prince du judaïsme, un prince d’Israël

Cher Shimon, ne m’en veux pas si je te tutoie : je dis Tu à tous ceux que j’aime

Sans doute tu le savais : dans les territoires palestiniens, je n’en connais pas qui pleurèrent ta mort. En Cisjordanie comme dans la bande de Gaza, ton nom est associé à la politique de colonisation menée par Israël. Interviewé généreusement par France 2, Halim, un habitant de Ramallah, expliqua que tu avais commis de nombreux crimes, notamment le bombardement de Cana, et ajouta que tu étais à l’origine de la mort de nombreux Palestiniens, nuançant subitement son propos : Mais pour autant, c’est vrai que c‘était quelqu’un de modéré. Il souhaitait que les Palestiniens et les Israéliens vivent en paix, ensemble dans la région.

Mon cher Shimon, tu te doutes que le ton fut encore plus virulent chez les responsables du Hamas : ceux-là n’hésitèrent pas à dire, par la voix de leur porte-parole Sami Abou Zouhri, que ta mort marquerait la fin d’une époque dans l’histoire de cette occupation et le début d’une nouvelle ère faite de faiblesse et de repli pour l’entité sioniste. Attends, ce n’est pas tout : ils ajoutèrent que le peuple palestinien était heureux de la mort de ce criminel impliqué dans la mort de nombreux Palestiniens.

Diana Battu, en bonne négociatrice palestinienne pour la paix, te voit comme un criminel de guerre, quelqu’un qui a cru dans l’épuration ethnique de la Palestine, quelqu’un qui quand il s’est retrouvé au pouvoir s’est assuré que la terre palestinienne qui était occupée – pas capturée – a été accordée aux israéliens et transformée en colonies juives israéliennes, ce qui était des crimes de guerre selon la loi internationale. The Independent cite encore l’universitaire et écrivain palestinien Ali Abunimah qui indiqua sur son compte Twitter que tu étais mort sans affronter la justice pour tes crimes sanguinaires, en Palestine et au Liban. Tant il est vrai que sur la liste des criminels de guerre, ton nom s’impose à certains.

MOÏSE DE L’ISRAËL MODERNE

Tu fournis enfin à cette chère Leila Shahid une occasion de s’exprimer. Ne te fais guère d’illusions : avec la même véhémence et le fiel qui la caractérise, elle affirma que tu avais contribué à tuer le camp de la paix. Certes, elle veut bien concéder, Leila Shahid, qu’avec tes accord d’Oslo, tu permis la reconnaissance mutuelle entre les deux peuples et des négociations directes avec les Palestiniens, mais l’ancienne ambassadrice de la Palestine en France considère que, in fine, tu abandonnas le camp de la paix et quand elle parle de toi, elle dit que nous venons de perdre en quelque sorte le dernier Mohican, et regrette que tu t’intéressas, selon elle, bien davantage à la diplomatie qu’à la chose militaire. Elle rappelle en boucle le bombardement du village de Cana au Sud-Liban après ton élection, et la tragique erreur qui en découla, et ne te pardonne pas d’avoir rallié Ariel Sharon: pour elle, tu tuas ce jour-là un camp de la paix déjà très affaibli par la perte des élections, et tu es le grand responsable, celui qui contribua à porter au pouvoir un gouvernement d’extrême droite raciste qui refuse la paix et la création d’un Etat palestinien. Tu te souviens pour l’avoir longuement fréquentée : Leila Shahid ou la nuance incarnée. En conséquence, cette furie s’en prend à cette classe internationale qui veut faire de Toi une sorte de Moïse de l’Israël moderne qui n’aurait fait que défendre la paix. Alors, oubliant juste l’auto-analyse, elle demande que soient analysées les responsabilités de tous les hommes politiques, donc la tienne. Ça l’ennuie que l’on t’appelle le père des accords d’Oslo et qu’on évoque le Prix Nobel de la paix que tu reçus en 1994. Elle oublie que tu consacras ta vie à l’obtenir, cette paix des braves, contre la volonté des fanatiques de toutes parts.

J’ai un peu honte pour lui. Sache pourtant que pour le Parti Communiste français, tu as accompagné la lente agonie des accords d’Oslo, car, ajoute-t-il, malgré les lourdes concessions palestiniennes, ces accords n’ont jamais été respectés par la partie israélienne et auront ouvert la voie à la prise du pouvoir des colons extrémistes sous les mandats de Benyamin Netanyahou.

Aux obsèques de Shimon Pérès, Benjamin Netanyahu et Mahmoud Abbas se serrent la main. Crédit photo : DR
Aux obsèques de Shimon Pérès, Benjamin Netanyahu et Mahmoud Abbas se serrent la main. Crédit photo : DR

Sacré PCF. Même le quotidien Al Jazeera souligna que, sur la fin de ta carrière, tu fus considéré de plus en plus comme un trésor national, et le ministre bahreïni des Affaires étrangères t’a rendu hommage hier, écrivant sur son compte Twitter : Reposez en paix Président Shimon Peres, homme de guerre et de paix, une paix toujours insaisissable au Moyen-Orient. Oui Shimon, je sais, Bahreïn, pays à majorité chiite mais dirigée par une dynastie sunnite, ne reconnaît pas Israël, tout en entretenant avec lui des contacts politiques. Shimmy, l’un des seuls Palestiniens à s’exprimer de manière plus modérée fut le président Mahmoud Abbas. Il se fendit d’une lettre de condoléances envoyée aux tiens, et là il écrivit que tu fus un partenaire pour construire la paix des braves. Mieux ! Mon cher Shimon, aujourd’hui, le monde apprit qu’il allait assister à tes funérailles. Annonce qui fut très commentée, et qui contribua à accentuer le bazar à propos de ce qui fut, au début, un éloge unanime.

L’ESSENCE MÊME D’ ISRAËL

Bill Clinton très ému devant le cercueil. (REUTERS/RONEN ZVULUN.)
Bill Clinton très ému devant le cercueil. (REUTERS/RONEN ZVULUN.)

Mon cher Shimon, pour nombre d’entre nous, il reste que tu fus un mensch. C’est ce que répètent tous ceux qui eurent le privilège de te connaître. Bill Clinton ? Il est venu, seul, se recueillir ce matin devant le cercueil de celui qu’il appelait son ami véritable. On dit qu’il peinait visiblement à contenir ses larmes. Cela ne t’étonnera pas : Obama a annoncé la mise en berne de tous les drapeaux américains, ainsi que ceux présents dans les différentes délégations diplomatiques dans le monde, en hommage à celui qu’il qualifia d’essence même d’Israël.

Chez nous, en France, BHL parle de toi avec une sobriété qui ne lui est pas coutumière mais qui te sied. Il rappelle le constat que tu énonças dès Oslo : si israéliens et palestiniens veulent bâtir la paix, regarder le passé les condamne forcément à l’échec ; seule l’observation du futur leur offre une hypothèse de succès et déduis sans emphase que tu nous fus un exemple à l’échelle des siècles. Que, infatigable avocat d’Israël, tu professas toujours, à rebours de la nouvelle doxa nationaliste et religieuse israélienne, que l’éducation valait plus que le pourcentage de terre contrôlée. Il parle de Toi comme du prince d’Israël, un prince du judaïsme : Il incarnait l’esprit du judaïsme. Et donc Israël. Depuis que je suis en âge de m’intéresser à son destin, Israël a toujours eu le visage de Shimon Peres, et c’est ce qui me bouleverse ce matin, par delà les relations personnelles. C’est une part d’Israël qui s’éteint avec lui. Il nous dit retenir de Toi l’application du précepte que le Rabbi Nahman de Bratslav recommandait à ses disciples et que tu connaissais mieux que quiconque : Il est interdit d’être vieux. Et évoque à l’appui ta juvénilité inentamée.

Le président français, François Hollande, est présent aux obsèques de Shimon Peres. (Reuters/Baz Ratner)
Le président français, François Hollande, est présent aux obsèques de Shimon Peres. (Reuters/Baz Ratner)

 Delphine Horvilleur raconte qu’au printemps dernier, pour ta dernière visite à Paris, tu avais demandé à rencontrer des leaders religieux, et qu’elle eut, invitée par la mairie de Paris, le privilège et l’honneur d’un face-à-face avec Toi. Elle se souvient que, assis à coté d’Anne Hidalgo et d’Aliza Bin-Nun, Ambassadrice d’Israel, tu dis en souriant: Qui eut cru qu’un jour je dialoguerais avec Madame la maire, Madame l’ambassadeur, et Madame le rabbin. Les temps changent!

IL FAUT APPRENDRE À PARLER À SES ENNEMIS

Ton ami Marek Halter a raconté sur Europe 1 hier matin comment les rencontres secrètes entre Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Toi, avaient commencé au début des années 1990 : Je me souviens, on était chez Arafat à Tunis. A un moment donné, Arafat a sorti ses lunettes pour lire une lettre et il m’a dit : « You see, I need glasses now ». Deux jours plus tard, j’étais chez Shimon Peres, à Jérusalem, avec sa femme, et il me dit : « Alors, ton ami palestinien ? » Je lui raconte qu’il a besoin de lunettes et ça l’a frappé ! Il m’a dit : « dans ce cas, il s’humanise et j’aimerais le rencontrer ». C’est comme ça que ça a commencé, raconte l’écrivain, qui ajoute : Il disait tout le temps : « il faut apprendre à parler à ses ennemis ». Celui-là, journaliste, raconte sur les ondes l’autre Shimon Peres, et évoque cet homme drôle, bon vivant, qui aimait passer une soirée au Raspoutine quand il venait à Paris, faisait danser les femmes de tous ses amis : Il adorait la vie, ajoute Yves Derai, c est aussi pour cela qu’il aimait la paix. Il nous confie ton accent épouvantable mais aussi ton sens de la formule qui faisait merveille. Il paraît que Sonya, ton épouse, te faisait la misère parce qu’elle ne voulait plus vivre dans les palais officiels et qu’elle ne supportait plus ces dîners interminables que toi tu affectionnais.

L'ex-chef de l'Etat français Nicolas Sarkozy, à Jérusalem ce vendredi.REUTERS/Baz Ratner
L’ex-chef de l’Etat français Nicolas Sarkozy, à Jérusalem ce vendredi.REUTERS/Baz Ratner

Il paraît que tu entretenais avec la France un rapport privilégié, fait d’intérêt stratégique et d’un lien tout personnel avec un pays dont tu admirais la culture et la politique, te liant d’amitié avec Montand et Signoret que tu reçus en Israel et d’autres intellectuels et artistes qui fréquentaient les cafés du Quartier latin à Paris. Daniel Shek, ambassadeur d’Israel en France jusqu’en 2010, raconte que chaque prétexte était bon pour passer un moment en France : Quand il était ministre des Affaires étrangères, nous avions une plaisanterie: quand il devait se rendre à Chypre il disait toujours que le chemin le plus court passait par Paris.

En France, des anonymes, sur les réseaux sociaux, citent à ton propos Le Mythe de Sisyphe , illustrant fort à propos ton obstination à te battre pour la paix, montant sur ton rocher, inlassablement, irrémédiablement, tel Sisyphe qui sait qu’il va retomber mais s’obstine, empli que tu étais de la croyance qu’un jour le mot Paix serait lavé , que tous tes pas seraient comptés comme autant de marches pour y parvenir.

Tu vois, ils sont nombreux à parler de Toi comme de celui qui donna des rêves à leur génération, et à tant d’autres, celui qui fut une somme de 70 années d’engagement. Et à croire en l’héritage que tu nous constituas : Même si Oslo est gravement blessé, l’analyste Jonathan Rynhold ne croit pas non plus qu’il soit mort, ne serait-ce que parce que Tu as contribué à imposer chez les Israéliens l’idée d’un État palestinien.

REGARDER VERS DEMAIN

Israel est en deuil. Et nous aussi. Tu laisses un héritage immense derrière Toi, Le Sage de la nation. Toi qui rêvais d’un marché commun moyen-oriental et citais, en exemple, les liens qui unissaient aujourd’hui la France et l’Allemagne, tu répétais qu’il convenait de regarder vers demain. Interrogé en février par le magazine Time sur ce dont tu étais le plus fier, tu répondis d’ailleurs: Les choses que j’aurais à faire demain. Les choses qu’on a faites sont faites. Elles appartiennent au passé. Je me préoccupe surtout des choses qu’on peut et doit faire demain.

Ton peuple t’a dit au revoir aujourd’hui, à l’image de cette mère qui patienta plus d’une heure avant de pouvoir entrer avec ses trois enfants, puis d’en repartir en pleurant : Ce qui est important, c’est que mes enfants comprennent et respectent ce que cet homme a fait, ses valeurs, son amour pour Israël, sa volonté de paix, ou de ce chef scout qui confie : En m’arrêtant devant son cercueil, j’ai respiré très fort, comme si je voulais absorber tout ce que cet homme peut m’apporter. Si seulement on pouvait tous avoir un peu de Shimon Peres en nous.

Voilà, nous y sommes, cher Shimon. 80 délégations étrangères sont attendues, de vrais et de faux amis. Tous seront sur la photo. Israël a gagné toutes ses guerres, disais-tu en 1994, mais nous n’avons pas remporté la plus grande des victoires : celle qui nous dispense de devoir remporter des victoires.

Sarah Cattan

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