Entretien avec Ilan Mizrahi, ancien numéro 2 du Mossad

Ilan Mizrahi a travaillé au Mossad de 1972 à 2003. Son dernier poste a été celui de chef-adjoint. Par la suite, il a été le directeur du Conseil de sécurité nationale en Israël, organe consultatif chargé d’assister le Premier ministre pour toute question de sécurité et de politique internationale. I. Mizrahi a accepté de répondre à nos questions pour Matuvu, le journal des 46e Journées de l’ECF (Ecole de la Cause Freudienne). Ceci, dans la mesure de ce qui lui est possible de dévoiler.ilan-mizrahi_mossad_interview_3

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler au Mossad ?

J’ai grandi dans une famille qu’on appellerait aujourd’hui une famille « nationale ». Avant la création de l’État d’Israël, tous les hommes de la famille, aussi bien du côté de mon père que de ma mère, ont été membres actifs et militants soit du Lehi[1], soit du Etzel[2]. J’ai été bercé dans mon enfance par les histoires de ces hommes. Elles ont gravé en moi la notion du prix à payer par chacun afin d’avoir un pays et un État pour le peuple juif.

Après la création de l’État, Isser Harel, alors chef du Mossad, a compris qu’il était avantageux d’introduire dans ce service Yitzhak Shamir[3], ancien commandant du Léhi. À l’époque, Ben Gourion ne voulait pas entendre parler des ressortissants du Etzel et du Léhi car ils étaient considérés comme des extrémistes, plutôt de la droite politique. Harel l’a convaincu de les engager malgré tout en arguant que ces gens, qui avaient vécu longtemps dans des conditions de lutte clandestine avant la fondation de l’État, avaient de grandes compétences en matière de sécurité et de services secrets. Ben Gourion a fini par donner son accord. Shamir est ainsi entrée au Mossad avec un groupe d’anciens résistants qui l’entouraient. Parmi eux, il y avait un de mes oncles. Cet oncle a été ce qu’on appelle dans le langage du Mossad un « combattant ». Il se présentait comme un arabe dans des pays arabes pour un travail d’espionnage. Nous le savions, car parfois il disparaissait, et dans la famille on l’a compris. Déjà avant l’État, quand le Etzel a attaqué la prison de Saint Jean d’Acre où les Anglais avaient emprisonné de nombreux résistants juifs, c’est cet oncle, déguisé en arabe palestinien, qui a amené les informations sur la prison avant que l’attaque ait lieu. Pour moi, cet oncle a été l’objet d’une grande admiration. C’était un vrai homme, quelqu’un qui fait ce qu’il y avait à faire. Quand on m’a proposé de joindre le Mossad, j’ai tout de suite accepté, sentant que cela correspondait à mon caractère. Et en effet, j’ai beaucoup aimé le faire.

L’espion voit-il au-delà des apparences ? Comment ?

Dans le travail d’espionnage, il y a différentes disciplines, par exemple le Signit (signal intelligence) : des renseignements récoltés par des moyens technologiques – la mise sur écoute ; le Humint (Human intelligence) : le contact interpersonnel, dans lequel on se présente avec un fausse identité pour entrer en lien avec des sources d’information dans des pays étrangers, ou bien on engage quelqu’un dans un pays étranger pour le faire travailler pour nous ; le Osint (open sources intelligence) : c’est l’extraction d’informations de sources découvertes et publiques – via internet notamment. Pendant la deuxième guerre mondiale, les Anglais étaient experts dans la lecture des journaux allemands. Ils interprétaient par exemple les annonces de décès : à partir de l’annonce de la mort d’un soldat à tel endroit on pouvait extraire une information en or concernant les mouvements et les localisations des forces allemandes.

David Grossman, dans le Sourire de l’agneau, fait un lien entre le psychologue et l’agent secret. Les deux veulent savoir ce qui se dit sous les dits apparents, savoir ce qui ne se dit pas.

Exactement, ce qui ne se dit pas, et aussi, si quelque chose se dit, quelle est la vraie intention qui s’y trouve, ce qui se cache derrière ce qui se dit.

C’est un monde de sables mouvants. On ne sait jamais avec qui on parle, s’il s’agit d’un ami ou d’un ennemi. Qui peut-on croire ?  

Là ce qui se joue c’est l’expérience, et ce qu’on sait par d’autres sources. On ne cesse de faire croiser des informations. Vous me dites par exemple habiter à Bruxelles ; et bien je saurais trouver des gens pour leur demander s’ils vous connaissent. On peut s’introduire dans des registres d’un pays pour voir si une personne existe ou pas. Il y a beaucoup de moyens pour vérifier si votre interlocuteur vous dit vrai ou pas. Pour bien mentir, il faut avoir une mémoire exceptionnelle. Disons qu’on est assis aujourd’hui autour d’une table de 20h à 2h du matin, et que je vous pose des questions concernant votre vie, depuis votre naissance : des lieux, des noms de personnes, des événements… Le lendemain, vous revenez, et je reprends les mêmes questions. Si vous mentez, à un moment donné vous allez trébucher. Vous ne pouvez pas vous souvenir de tout ce que vous avez dit.

N’est-ce pas un principe de l’interrogatoire ?

Entre autres, mais pas seulement. Ça peut aussi se faire dans un cadre soi-disant amical. On fait tout le temps semblant. Vous dites à l’autre : je suis ton ami, je veux ton bien.

C’est donc un menteur qui parle avec un menteur.

C’est un dialogue entre un manipulateur et un imposteur jusqu’au moment où les masques tombent. C’est un combat de cerveaux. C’est l’agent secret qui sait faire tomber les masques. Il doit savoir lui même garder un poker face pour ne pas laisser passer des signes de ce qu’il veut garder secret. Il y a des adversaires qui savent vous lire ou vous tourner en bourrique. Certains sont très intelligents, très sophistiqués, instruits. Dans certains cas, je me disais, « Je voudrais être ami de cette personne, mais ce n’est pas possible ».

Qui est qui ? Qui est le manipulateur, qui est l’imposteur ?

Le manipulateur est l’homme des services secrets. L’autre est d’habitude un imposteur. Il y a des cas où une personne sonne à la porte d’une de nos ambassades et propose ses services. Ça peut nous être utile, mais c’est aussi un problème car on ne sait pas si il n’a pas été envoyé par quelqu’un de malveillant. Il faut vérifier qui est cette personne. Dans d’autres cas, nous provoquons nous même une rencontre, soi-disant par hasard. Là aussi il faut savoir à qui nous avons affaire. C’est une lutte interpersonnelle qui oblige l’agent ou l’espion à avoir un regard très aigu. Cela prend du temps de pouvoir se dire : ok, je sais à qui j’ai affaire et je le connais comme ma main. Je connais ses faiblesses, sa famille, ses problèmes. Ça veut dire que je l’ai dévoilé jusqu’aux os, que je l’ai fait parler, que je l’ai conduit à me parler comme on parlerait à un psychologue. Une fois que cela est obtenu, on peut faire ce qu’on veut avec cette personne. Puisque vous connaissez ses forces et ses faiblesses, vous savez où appuyer pour obtenir de lui qu’il fasse des choses qu’il ne veut pas faire. Vous pouvez alors aussi le séduire, lui poser un appât. Ceci est fondamental dans le travail Humint.

C’est un peu comme une interview journalistique. Si vous êtes un journaliste sérieux, vous ne pouvez pas croire à tout ce que dit votre interlocuteur. Comme journaliste, vous devez vérifier si l’autre vous dit la vérité. Les bons journalistes savent le faire. Vous dites ce que vous dites, mais où est la vérité ?

Cela fait série : le journaliste, le psychologue, l’espion.  

La seule différence est que chez le psychologue et le journaliste, cela n’influence pas la personnalité. Dans le monde de l’espionnage, cela a une influence sur la personnalité de l’agent secret, car il vit dans le mensonge, dans l’idée que tout d’abord, tout le monde est menteur, jusqu’à preuve du contraire. L’autre complote contre moi. Je dois donc tout le temps faire attention. Nous nous posons sans cesse la question de savoir si l’autre ne va pas nous tirer dessus tout-à-coup. Il est arrivé à plusieurs reprises que la personne cible sorte un revolver au beau milieu d’une conversation pour tuer son interlocuteur. Ainsi, des collègues sont morts. On développe alors une sorte de méfiance extrême par rapport à l’autre. Une non croyance en l’homme.

Y a-t-il d’autres disciplines du regard dans l’espionnage ?

Il y aussi la discipline du Visint, Visual intelligence. Vous pouvez par exemple faire usage d’une photo faite d’un avion ou d’un satellite. Il y aussi un domaine qui se développe de plus en plus, et qui est la capacité d’identifier des sites biologiques, chimiques et nucléaires camouflés. Ce sont des technologies très avancées, notamment aux USA. Ils peuvent identifier ce qui est derrière un mur. Vous allez voir un simple bâtiment, mais avec des appareils spéciaux on peut savoir qu’une arme biologique, chimique ou nucléaire est produite dans ce bâtiment.

Concernant le Sigint, les moyens d’écoute ne sont-ils pas aujourd’hui à la portée de n’importe qui ?

Bien-sûr. L’espionnage aujourd’hui est ouvert dans le secteur privé de façon effrayante. Tout ce qui est produit et vendu à des services secrets l’est aussi dans le secteur privé. On trouve des équipements d’écoute, biologiques, de prévention etc., que tout terroriste ou criminel peut acheter, s’il le veut. Des détectives privés s’achètent des petits drones. Ils peuvent les faire monter avec une caméra au 16e étage d’un hôtel quand ils sont sur les traces d’un homme qui trompe sa femme et ainsi prendre des photos sans aucun problème – et même ajouter un enregistreur pour capter la voix. Daech peut acheter des moyens de chiffrage très sophistiqués. C’est un des défis actuels dans les domaines des services de renseignements. Mais en matière d’espionnage, rien ne peut remplacer l’expérience. Car il y a, dans l’espionnage, un gut feeling, une sensation des tripes. Avec l’expérience, on acquiert une intuition. On voit quelqu’un, on parle avec lui, et très vite on se fait une idée sur lui. Cette intuition existe, et est plus forte chez les femmes.

Pourquoi ?

Je ne sais pas, mais mon expérience du travail m’a montré que l’intuition féminine est très forte. Je ne peux pas rentrer dans les détails, mais je peux dire que c’est vrai aussi pour l’étape de l’analyse de l’information. Les femmes ne sont ni machistes, ni prétentieuses, leurs analyses et leurs recommandations sont propres, beaucoup moins investies par leur ego que celles des hommes. Les femmes en espionnage ont un rôle majeur, et pas celui de la séduction comme on le pense souvent, même si cela existe aussi.

Revenons à vous, avez-vous été un « combattant » ?

Non. Le combattant habite dans un pays qu’on souhaite espionner. Il se présente comme un arabe dans un pays arabe. J’ai fait tout sortes de choses, mais je n’ai pas fait le travail d’un combattant.

Êtes vous bilingue ?

Je lis, j’écris et je parle couramment l’arabe.

Comme l’hébreu ?

Non. Pas à ce point là. Nous avons, dans certaines unités, des gens qui peuvent tenir une conversation en arabe pendant un quart d’heure. Mais connaître l’arabe n’est pas seulement connaître la langue. Ce n’est pas suffisant. Il faut connaître les mœurs, la culture, les habitudes culinaires, l’histoire… Il faut vivre avec eux pour acquérir cela. Le niveau de connaissance d’un combattant du Mossad est un niveau d’un Arabe à part entière. Il est impossible de le reconnaître comme Juif ou Israélien. Il arrive à l’occasion qu’un combattant aille jusqu’à se marier avec une femme arabe pour obtenir une meilleure couverture de son identité !

Ce sont donc des mariages sans amour ?      

Cela dépend des cas, mais le plus souvent, ces mariages se terminent de façon dramatique. Un des combattants par exemple, appelons le Avner[4], s’est installé dans le cadre de sa formation dans une ville arabe en Israël, afin de s’intégrer à la culture. Il s’est présenté comme musulman et a loué une chambre chez une famille arabe chrétienne. Celle-ci avait six enfants, dont une fille de seize ans, belle et intelligente. Appelons-la Nadine. Assez vite, ils sont tombé amoureux l’un de l’autre, se sont mariés et ont émigré d’Israël pour s’installer à Paris, où leur fils est né. Avner faisait des va-et-vient entre Paris et Beyrouth où il se présentait comme homme d’affaire, et a développé des liens commerciaux avec des Libanais ainsi qu’avec des exilés syriens demeurant au Liban. Il voyageait souvent en Syrie également.

Pendant ce temps Nadine, qui souffrait de la solitude à Paris, est tombée amoureuse d’un étudiant palestinien qu’Avner connaissait. Deux ans plus tard, Avner et Nadine sont partis ensemble à Beyrouth pour la première fois. Avner a emporté avec lui un appareil de T.S.F afin de pouvoir communiquer avec Israël. Il ne pouvait plus cacher à son épouse ses préparatifs de transmission ainsi que les transmissions elle-même. Il lui a donc révélé son secret, lui disant qu’il était juif et non pas musulman et qu’il était en mission pour le service de renseignements israéliens. Nadine a été choquée, ne pouvait pas en croire ses oreilles. Elle a accusé Avner de l’avoir épousée non par amour, mais pour se servir d’elle pour sa mission secrète en faveur de l’ennemi sioniste. Dans ce moment de vérité elle lui a révélé son secret également, celui de l’amour pour l’étudiant palestinien.

La situation n’était facile pour aucun des deux. Nadine voulait quitter le Liban avec Avner immédiatement et rentrer à Paris. Avner a réussi à la calmer. Elle s’est mise même à l’aider. Elle veillait à ce qu’aucun étranger ne rentre dans la maison et ne le surprenne pendant qu’il était en transmission. Avner et Nadine sont restés à Beyrouth encore six mois avant de rentrer à Paris. Deux ans relativement tranquilles sont passés et il semblait que leurs relations se rétablissaient. Mais l’étudiant palestinien a réapparu dans la vie du couple. Il s’est alors révélé être un extrémiste et membre important d’une organisation terroriste palestinienne.

Nadine a continué à coopérer avec son mari, gardant le silence complet sur son identité et sa fonction. Ainsi, les contacts d’Avner avec le jeune palestinien sont devenus importants et utilisés comme une abondante source d’informations sur le groupe palestinien dont il faisait partie. Avner a même aidé le groupe en mettant à leur disposition un appartement qu’il avait soi-disant loué pour ses affaires dans un autre pays européen. Les membres du groupe se réunissaient dans l’appartement et tenaient des discussions auxquelles Avner assistait de temps à autre. Par ailleurs, différents moyens techniques permettant de savoir ce qui était dit aux réunions du groupe ont été installés dans l’appartement. Les informations ainsi récoltées ont été d’une grande importance.

Les succès d’Avner dans son travail ont provoqué des scrupules chez Nadine, car pour elle, ils étaient nuisibles à son propre peuple. Elle parlait de plus en plus de séparation, ce qui a gravement déprimé Avner qui l’aimait énormément. Ses contacts au Mossad, voyant sa détresse, ont voulu le soulager et ont envoyé d’Israël un rabbin connu pour sa sagesse, qui a réussi à attendrir Nadine et même à la persuader de se convertir au judaïsme. Lorsqu’elle l’a fait, il les a remariés par un mariage juif. Pendant un certain temps, il semblait que le couple était sur une bonne voie.

Mais Nadine a continué à avoir des scrupules. Elle avait le sentiment de trahir son peuple et n’a pas renoncé à sa demande de divorce en exigeant que leur fils reste avec elle. Avner a fait des efforts pour qu’ils restent ensemble, mais lorsqu’ils ont compris tous les deux que ce n’était plus possible, ils se sont séparés. Nadine est partie avec leur fils à Paris, et Avner est décédé quelques années plus tard. Il a été enterré au cimetière militaire de Tel-Aviv. C’est ainsi que le rideau est tombé sur l’histoire d’un des meilleurs combattant du Mossad.

[1] Lehi (acronyme hébreu pour Lohamei Herut Israël, « Combattants pour la liberté d’Israël ») était un groupe armé clandestin radical créé en septembre 1940, qui se fixait notamment pour but l’éviction par la force du Mandat britannique sur la Palestine afin de permettre la formation d’un État juif sur les deux rives du Jourdain.

[2] Etzel : (acronyme hébreu pour Irgoun Zvaï Leoumi, « Organisation militaire nationale »), était une organisation armée sioniste clandestine en Palestine mandataire, née en 1931 et dirigée à partir de 1943 par Menahem Begin. Idéologiquement, elle s’est affirmé comme proche du parti de la droite nationaliste, et a eu pour objectif la construction d’un État juif sur les deux rives du Jourdain.

[3] Plus tard, Yitzhak Shamir a été Premier ministre d’Israël de 1983 à 1984 et de 1986 à 1992.

[4] Ce récit d’un combattant du Mossad est extrait du livre L’homme au deux chapeaux de Ya’acov Caroz. (hébreu, non traduit en français).

Source lobjetregard

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