Revel, L’Express du 17 juin 1968: les antisémites modernes

Jean-François Revel retrace le passage de la judéophobie religieuse à l’antisémitisme politique et raciste.

Les Français n’aiment guère qu’on leur rappelle l’existence chez eux d’une longue tradition d’antisémitisme. Ils croient ce phénomène réservé à l’Allemagne hitlérienne et réduit, dans leur pays, à quelques cas aberrants.

Il n’en est rien. Tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle, la France manifeste un antisémitisme aussi violent que celui de l’Allemagne, et je n’abandonnerai à nul autre le soin d’écrire que si la droite française n’est pas allée ensuite jusqu’aux camps d’extermination, c’est qu’elle n’en a eu ni la possibilité ni les moyens.

La droite, mais hélas pas seulement elle ! L’antisémitisme, des deux côtés du Rhin, se mêle à l’histoire de la pensée éclairée, révolutionnaire et même socialiste. Il est le fait de Voltaire et du baron d’Holbach, il confine à la folie chez Proudhon et se trouve un peu partout chez Fourier. Kant, qui dans la vie morale n’admettait aucun sentiment, sinon “le respect pour la loi morale”, en éprouvait personnellement au moins un autre : l’hostilité pour les Juifs, qu’il justifie par des arguments philosophiques, naturellement.

Marx

De même, et tout aussi philosophiquement, Hegel, Schopenhauer et surtout Fichte abondent en propos haineux à leur égard. Quant à Marx, prototype des Juifs de gauche antisémites, et qui dissimulait son origine, non seulement sa correspondance regorge de traits antisémites et racistes de la plus royale vulgarité, mais surtout son pamphlet “La Question juive” contient déjà l’essentiel de Drumont, puisqu’il y dénonce la société de son temps comme entièrement juive parce qu’entièrement dominée par l’argent.

Pourquoi ? Le grand historien du problème, Léon Poliakov, dont les deux précédents ouvrages, Du Christ aux Juifs de cour et De Mahomet aux Marranes, nous avaient conduits jusqu’au seuil de l’ère industrielle, nous fournit maintenant les principales clefs de l’antisémitisme moderne.

Le mot, d’ailleurs, est moderne. Forgé vers 1840, il correspond à la substitution de l’argument racial à l’argument religieux. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les Juifs, partout en Europe, sont soumis à une législation spéciale ou, si l’on préfère, sont hors la loi. Lorsque est prononcée leur émancipation, lorsqu’ils sortent du ghetto et commencent, en tant que citoyens à part entière, à s’assimiler, à participer à la vie de la société dans son ensemble, alors naît l’antisémitisme moderne, celui qui vise obsessionnellement le Juif “invisible”, le Juif qui a l’air d’un chrétien.

Jusqu’à l’émancipation, la judéophobie a une racine principalement théologique. Le Juif, repérable, sert, pour ainsi dire de preuve de la vérité du christianisme. Son statut de paria expiant le déicide met sans arrêt sous les yeux du chrétien le négatif qui lui permet de se sentir, lui, positif, de se sentir l’incarnation du Bien par rapport au Mal. Dans cette perspective, tous les docteurs de l’Eglise proclamaient le caractère probatoire du “peuple témoin”. Ainsi, au cours du dernier concile, le passage du schéma sur les Juifs absolvant ceux-ci du déicide fut supprimé à la demande des évêques orientaux, lesquels arguèrent que leurs ouailles y verraient ta négation de ta divinité du Christ (c’est d’ailleurs logique : s’il n’y a pas eu déicide mais homicide, Jésus n’est plus Dieu mais homme).

A partir du moment où le Juif émancipé se fond dans la collectivité, il perd sa fonction rassurante et ses contours sociologiques, le doute plane toujours quant à la judéité possible de quiconque. A la limite apparaît la crainte d’être juif soi-même, crainte suscitant par exemple la hantise antijuive de Wagner. Devenu insaisissable, le Juif alimente d’autant plus facilement la paranoïa, et c’est de l’émancipation que date l’idée d’une conspiration juive internationale. En 1807, Napoléon ayant réuni à Paris une assemblée générale des Juifs en ressuscitant le Grand Sanhédrin, le cardinal Fesch lui demande: “Vous voulez donc la fin du monde ? – Et pourquoi ? repartit l’Empereur. – Ignorez-vous, reprit le cardinal, que l’Ecriture annonce la fin du monde du moment que les Juifs seront reconnus comme corps de nation ?”. Et le surlendemain, le Sanhédrin fut dissous. Mais il en resta la légende d’une direction juive unique et mondiale ayant pour but d’asservir l’humanité tout entière.

Les “Aryens”

A cette époque aussi, on voit se constituer la notion de race et l’antisémitisme se transporter sur le terrain racial et politique. Alors surgit l’une des plus énormes et des plus durables mystifications scientifiques de tous les temps : le mythe aryen . A la suite, notamment, de l’étude du sanscrit et de l’unité ainsi découverte des langues indo-européennes, plusieurs générations de savants fabriquent de toutes pièces les “Aryens”, race asiatique, vaguement indo-persans, fondement de la supériorité, paraît-il, des Germains. L’Europe s’invente des ancêtres, auxquels elle oppose une autre fantaisie pseudo-scientifique, les races “sémitiques” sans support anthropologique sérieux, ce qui permettra à Maurras de parler de “génie antisémitique de l’Occident”.

Sur le plan politique, le fait que les Juifs aient été affranchis par la Révolution française incline les Juifs vers la gauche et leur fera jouer un rôle éminent dans le grand courant libéral du XIXe siècle. Mais en même temps, elle les englobe dans la haine contre-révolutionnaire, particulièrement de la part des Allemands. D’où également le courant philosémite des libéraux, car il existe aussi heureusement des esprits de gauche pleins de sympathie pour les Juifs : Montesquieu, Rousseau, les saint-simoniens. Et il n’est pas impossible que les Conventionnels ne se soient senti le droit de libérer le peuple déicide qu’après avoir commis eux-mêmes le régicide.

Telle est la triple racine de l’antisémitisme moderne : autopurification par laquelle on imagine en face de soi une race impure remplaçant la religion maudite ; paranoïa qui se sustente de l’omniprésence d’un “complot” de l’ennemi devenu invisible ; politisation de la condamnation théologique millénaire, les Juifs étant vus comme dissolvants de la société “traditionnelle”, elle-même imprégnée de valeurs religieuses, même chez les athées. Cette triple racine, à son tour, a une raison unique : le besoin de se laver de toute culpabilité et de se racheter de tout échec en forgeant une puissance extérieure malfaisante et magique. L’homme civilisé est vraiment encore très primitif.

De Voltaire à Wagner, par Léon Poliakov. Calmann-Lévy, 514 pages, 27 Francs.

Source lexpress

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