Laurence Saada, reconstruire sa vie pour honorer la Vie après l’Hypercasher

Son mari Michel a été assassiné en allant acheter le pain de Shabbat à l’Hyper Casher le 7 janvier 2015. Laurence tente de réapprendre à vivre en Israël, et témoigne. 

Peau mate, chevelure blonde et magnifiques yeux bleus, Laurence, née en Tunisie en 1955, est arrivée en France à 7 ans, l’âge de raison. Elle suit des études de psychologie et de psychomotricité à la Pitié-Salpétrière, puis rencontre Michel, l’homme de sa vie, qu’elle épouse en juin 1976. De confession juive, Laurence et Michel ont deux enfants qu’ils élèvent dans une religiosité modérée, respectant le rituel du Shabbat et les fêtes traditionnelles. Les enfants font leur scolarité dans une école laïque et les hommes de la famille ne portent pas la kippa en dehors des célébrations religieuses.

Toutefois, l’attachement à leur Terre d’Israël est forte et grandit avec le temps : Jonathan, leur fils aîné, fait son Aliyah à 27 ans, suivi de sa petite sœur Emilie quelques années plus tard. Le couple vit alors seul à Fontenay-sous-bois, mais s’offre des allers-retours très réguliers en Israël. Ils forment ensemble le doux projet d’Aliyah pour retrouver leurs enfants une fois atteint l’âge de la retraite.

Une vie qui vole en éclat 

Paris, mercredi 7 janvier 2015. La veille, Michel était rentré d’Israël. Il retrouve sa belle-sœur à Saint-Paul dans le Marais pour un café, au moment où est annoncé l’attentat de Charlie hebdo. Laurence, de son côté, profite des soldes d’hiver chez Uniqlo ; son téléphone portable ne capte pas à l’intérieur. Lorsqu’elle sort du magasin, elle prend connaissance de la rafale de messages et d’appels manqués. Elle appelle aussitôt sa fille Emilie journaliste chez i24 à Tel Aviv, elle est en panique. « Papa et Maman, restez chez vous, ne sortez pas. Faites attention, ça va péter. ».

Laurence et Michel ont bien conscience de la situation mais la soif de vivre est plus forte et Michel répète sans cesse aux siens : « On ne peut rester cloîtré toute la journée et arrêter de vivre ! ». Depuis qu’il est à la retraite, Michel a renoué avec ses amis de promotion de l’ESSEC*. Chaque vendredi à 14h, ils se retrouvent pour une partie de bridge au Club de la porte de Vincennes. De quelques années sa cadette, Laurence est toujours en activité. Passionnée et fidèle au poste, elle est employée à la Fondation Vallée à Gentilly où elle prend soin de jeunes autistes. Elle ne craint pas sa peine et se rend chaque jour à son travail au terme d’une bonne heure de trajet en transports en commun.

Le vendredi est un jour chargé pour Laurence puisque c’est le jour des bilans et de la « grosse » réunion hebdomadaire. Ce jour-là, alors que Michel ne s’était jamais rendu au bureau de son épouse en dix ans, il propose de la soulager en passant en voiture sur le chemin du bridge récupérer son ordinateur et quelques dossiers qu’elle doit rapporter pour le weekend. Rendez-vous est fixé avec lui à midi en bas de l’immeuble de la Fondation.  « Il portait le pull gris clair que je lui avais acheté deux jours avant », se souvient Laurence. Sur le chemin, par téléphone interposé,  Michel lui fait part du trafic : « Y a des flics partout,  c’est impressionnant, ils cherchent le mec de Charlie Hebdo, j’espère malgré tout être à l’heure au bridge ». Il ajoute que, s’il en a le temps, il ira faire quelques courses et acheter le pain de Shabbat. Laurence entre en réunion à 13h. Au même moment, elle voit que sa fille Emilie tente de la joindre « Cette fois-ci, je ne pouvais pas lui faire le même coup que mercredi, je m’éclipse donc et décroche ». Emilie s’inquiète de ne pouvoir joindre son père, alors qu’on apprend une prise d’otages à l’Hyper Casher. « Je sais que Papa y a ses habitudes, notamment le vendredi avant Shabbat. »

Laurence explique s’être sentie littéralement comme vidée de son sang, « J’ai senti physiquement que Michel était parti. J’ai dit à mes collègues “Mon mari est mort“, sans même savoir. Je ne peux pas l’expliquer, je le savais, c’était une évidence. » Laurence fait un malaise, puis reprend quelques esprits. Les collègues se relayent auprès d’elle, chacun tentant tant bien que mal de la consoler, en imaginant toutes sortes de scénarii possibles. En vain. Laurence faisait mine d’écouter, mais son cœur savait.  Une amie vient ensuite la chercher  pour la raccompagner chez elle. «Ce jour-là, je suis partie en sachant que je ne reviendrais pas ». Son frère et son épouse la retrouvent à son domicile dans l’après-midi. Elle insiste pour se rendre à l’Hyper Casher. « Mon frère me disait que c’était impossible mais je voulais voir de mes yeux ce qui se passait. On s’est garé à quelques centaines de mètres et on a marché. J’avais beau dire à la police que je pensais que mon mari était à l’intérieur, elle m’a remballée. Je suis rentrée chez moi et ai allumé le poste. Je regardais les gens à la télé qui sortaient, les uns après les autres, guettant le fameux pull gris neuf de Michel. Ma belle-sœur voulait absolument garder espoir et voyait une ressemblance avec Michel en chaque otage qui franchissait la porte. Non, ce n’était pas lui, non il ne sortirait pas. »

Quinze minutes plus tard, coup de fil de la police, Michel faisait bien partie des quatre victimes. Laurence met à la poubelle le repas de Shabbat qu’elle avait préparé pour le soir, et est aussitôt escortée chez son frère où elle passera le weekend. Le Shabbat est un jour particulier où l’on évite d’annoncer les mauvaises nouvelles, il fallait pourtant qu’elle prévienne ses enfants et la sœur de Michel…

Laurence n’a que quelques bribes de mémoire confuses de la période qui a suivi le choc. Elle sait simplement qu’elle a avalé beaucoup de médicaments. « Je prenais des Xanax comme des petits bonbons ; dès que je sentais une légère conscience de la réalité, j’attrapais la boîte et en avalais quelques-uns de façon quasi automatique. On a fini par me les confisquer car je n’avais aucune idée des doses que je m’auto-administrais. »

Son frère lui annonce ensuite que sa fille va arriver, accompagnée par sa responsable qui a fait l’aller-retour de Tel Aviv pour ne pas laisser la jeune femme voyager seule. « Nous avons rencontré des gens extraordinaires de solidarité et de cœur, je n’oublierai jamais ». Emilie est aux côtés de sa mère, son frère Jonathan quant à lui est resté en Israël auprès de sa femme enceinte. Peu de temps auparavant, le jeune couple avait annoncé à Laurence et Michel qu’ils attendaient un enfant. Michel ne connaîtra pas sa petite-fille, née quelques mois plus tard.

Le dernier voyage pour Eretz Israël

Le corps est aussitôt embarqué à l’institut médico-légal quai de la Rapée à Paris. Le samedi soir et le dimanche sont consacrés à la prière, le lundi le convoi se dirige vers Israël pour une cérémonie d’hommage aux victimes. « Michel a été assassiné en France, il est inenvisageable de l’enterrer là », dit Laurence qui raconte s’être évanouie une dizaine de fois sur le chemin vers l’aéroport. Dans l’avion, elle se retrouve aux côtés de sa fille, de son frère et de sa belle-sœur, tous soutenus par de nombreux amis ayant pris le même vol de la compagnie israélienne El Al qu’eux. Arrivés à Jérusalem, Laurence part aussitôt se coucher. Le lendemain, son frère la secoue pour aller au cimetière. Lorsque le convoi funèbre se dirige vers le cimetière de Givat Shaul, une véritable marée humaine l’accompagne. La foule s’était presqu’emparée du cercueil. Quand on meurt Juif, assassiné et, qui plus est, la veille de Shabbat, on dit que ces morts sont des Kaddosh. Considérés comme des Saints, ces êtres sont presque vénérés. « Tous ces gens voulaient être proches de lui, le toucher, il y avait une grande ferveur autour de cette foule. Non je n’ai pas éprouvé de sentiment d’intrusion ou de violation de mon intimité, je n’ai pas non plus estimé qu’on m’ait volé ce moment. J’ai plutôt compris que Michel appartenait alors à un peuple et que tous ces gens étaient venus lui rendre un hommage exceptionnel, une sorte de dévotion. »

Après l’inhumation des quatre victimes enterrées côte à côte, auprès d’Ilan Halimi**, Laurence et ses proches assistent au discours de Ségolène Royal qui lui remet une médaille qu’elle refuse, puis rentre à Tel Aviv pour une semaine de Shiva*** avec sa famille et celle de son mari. « Du rez-de-chaussée au deuxième étage, il y avait des gens partout : des proches mais également des gens du peuple, des officiels et des membres du gouvernement, des ambassadeurs, des voisins et des amis de la famille, de 6h du matin à 22h, je me suis sentie soutenue, aimée, accompagnée. Je n’ai jamais éprouvé un quelconque sentiment d’étouffement, j’avais vraiment le réconfort d’appartenir à un peuple. »

Rétrospectivement, Laurence fait le parallèle avec la guerre de Gaza d’août 2014. « Avec Michel, chaque matin quand on apprenait la mort d’un soldat, c’était comme si on avait perdu un membre de la famille. Ce sentiment d’une extrême douleur, cette empathie totale, j’avais l’impression que c’est ce qui se passait avec ces gens qui, sans me connaître, venaient pourtant me voir car ils avaient perdu un des leurs. » D’un naturel altruiste et généreux, Laurence évoque Michel, son intégrité, son grand cœur et leurs activités partagées en ce mois d’août. « Cet été là, on avait beau être en vacances, on n’avait pas la tête à aller à la plage ou à sortir, on voulait se rendre utile. Alors on faisait des colis pour les soldats. On n’avait jamais vu la ville de Tel Aviv comme ça. »

Une Aliyah anticipée

La jeune veuve n’imagine pas un seul instant rentrer en France, Laurence s’installe donc avec sa fille Emilie jusqu’en avril 2018 dans l’appartement qu’elle occupe à Tel Aviv. « J’ai vécu avec elle de façon quasi fusionnelle : si je ne sortais pas, elle ne sortait pas non plus. Il m’arrivait parfois de lui dire que je sortais, juste pour qu’elle vive sa vie de jeune ; en réalité, j’allais au café d’en face et, dès qu’elle quittait l’immeuble, je rentrais. Pour elle, le fait que j’aie une vie sociale était le signe que j’allais mieux. Je m’inventais des sorties pour me pousser à croire que la vie continuait. » Un effort surhumain pour Laurence qui voulait à tout prix faire face pour ses enfants. « Je faisais tellement d’efforts devant eux qu’il m’arrivait d’être totalement mutique lorsque je me retrouvais avec mes amis. Cela devait être insupportable pour eux, mais je ne pouvais plus faire semblant. »

Sa profonde tristesse est également accompagnée d’une grande colère. Laurence confie qu’il lui est même arrivé de vouloir mettre les gens mal à l’aise. « Dans une file d’attente quand on m’embêtait, je n’hésitais pas à dire que mon mari avait été assassiné. J’avais besoin de rappeler aux gens ce qui s était passé et de crier cette douleur que je n’arrivais ni à contrôler, ni à calmer. S’il n’y avait pas eu l’attentat de Charlie Hebdo, je suis certaine que l’attaque de l’Hyper Casher aurait juste fait l’objet d’un entrefilet dans la presse. Je voulais qu’on se souvienne ». Laurence ne connaît pas les conditions dans lesquelles Michel est décédé. « L’imaginaire est déjà suffisamment puissant, je ne veux pas savoir. Seul mon frère et son épouse ont été aux audiences, ils sont toujours en train de chercher les complices et les coupables. Un jour, l’avocate a commencé à rentrer dans les détails, je l’ai arrêtée immédiatement.» En Israël Laurence a immédiatement été prise en charge par l’Agence juive****. Elle n’a pas quitté le pays, hormis pour de furtifs contrôles obligatoires de l’Éducation Nationale, car elle est en arrêt longue maladie. Tel-Aviv – Paris en aller-retour express, pas plus. « Je ne supporte pas de rentrer en France, je sais que c’est ici que je veux être et que je me sens bien. Ici, j’ai véritablement trouvé une famille ; je n’imagine pour rien au monde vivre ailleurs qu’en cette Terre. »

Un devoir de mémoire

En hommage à son papa assassiné en allant acheter des Hallot*****, Emilie fait chaque vendredi son pain de Shabbat. Laurence, quant à elle, allume chaque vendredi à l’entrée de Shabbat quatre bougies en souvenir de chacune des victimes de l’Hyper Casher. « Nous avons un devoir de mémoire ; on organise également chaque année une cérémonie à la date hébraïque avec un Rabbin. Il m’arrive de penser que son assassinat aura peut-être servi. Il y a d’ailleurs eu une grosse Aliyah juste après, il a probablement contribué à ces départs en Terre Sainte. »

Laurence tente, malgré un manque terrible et un injuste sentiment de culpabilité, de réapprendre à vivre. A Tel Aviv, elle a exercé quelques activités avec les enfants autistes ou souffrant de problèmes psychomoteurs, mais cela reste ponctuel car l’investissement demande non seulement beaucoup de travail mais également une totale disponibilité d’esprit. Il faudra du temps à Laurence pour se reconstruire, son équilibre est encore fragile. Elle a surtout besoin que tous se souviennent. Ne pas oublier, non jamais. Témoigner et tenter de continuer d’honorer la Vie pour faire vivre la mémoire de Michel, pour honorer tous ceux qui sont morts parce que Juifs.

*Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Commerciales
** jeune Juif torturé pendant trois semaines avant de mourir des suites de ses blessures le 13 février 2006
*** dans la religion juive, période de deuil qui dure sept jours pendant lesquels la famille proche est visitée au domicile du défunt
****organe gouvernemental chargé de l’immigration juive en Israël (Aliyah), sous le nom de Agence juive pour Israël ou AJPI
*****pain de Shabbat

Crédit photos: Laurence Saada

Raphaëlle CHOËL

Source lepetitjournal

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