La violence faite à Carmen, par Daniel Fahri

Depuis quelques années, et bien entendu plus particulièrement depuis l’affaire Harvey Weinstein qui a éclaté aux États-Unis en octobre 2017, un courant international d’incitation à dénoncer les violences faites aux femmes a balayé la société.

Je suis parmi ceux qui ont un avis partagé sur cette vague tsunamique. Français, c’est-à-dire citoyen du pays des Droits de l’Homme (aïe ! ça commence mal !), je ne peux que me réjouir que l’on commence à ouvrir les yeux sur toutes les formes de harcèlement dont sont victimes depuis des siècles, voire des millénaires, « nos compagnes » (l’expression est de Claude Joseph Rouget de Lisle, 1760-1836, auteur de la Marseillaise). Pour autant, j’éprouve un vrai embarras devant certaines dérives sociétales qu’engendre ce que d’aucuns qualifient d’une révolution dans la condition de la femme. Comme je ne voudrais pas d’emblée éveiller des réactions incendiaires à mon propos, je voudrais commencer par me pencher un instant (et vous inviter à en faire de même) sur ce qui me semble appartenir aux dérives dont je viens de parler.

Cela tombe bien car il m’est ainsi donné d’aborder un domaine qui m’est très cher, la musique, et notamment l’opéra. Et pas n’importe lequel, le plus représenté dans le monde : Carmen de Georges Bizet sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après une nouvelle de Prosper Mérimée. Il fut donné pour la première fois à Paris à l’Opéra-Comique le 3 mars 1875. Etrangement, il ne remporta qu’un succès mitigé lors de sa première représentation. Par la suite, un véritable engouement s’empara du public qui lui fit, jusqu’à ce jour, un véritable triomphe. Hélas, Bizet ne le sut ni ne le vit puisqu’il mourut exactement trois mois après la création de Carmen, le 3 juin 1875. – L’argument de la nouvelle de Mérimée est bien connu : L’action se passe à Séville (au Sud de l’Espagne) et dans les environs, au début du XIXème siècle. Don José, brigadier de gendarmerie, fiancé à la douce Micaëla, est amené à arrêter une Bohémienne du nom de Carmen qui travaille dans une manufacture de cigarettes, et qui a été à l’origine d’une bagarre entre les cigarières. Elle l’enjôle au point qu’il va devenir « sa chose » et qu’il finira, malgré lui, par se joindre à la bande de contrebandiers à laquelle Carmen appartient. Dès lors, nous assistons à la déchéance de Don José qui abandonnera la sage Micaëla et causera le dernier tourment de sa mère au village. Pour finir, Don José tentera une dernière fois de reconquérir Carmen, qui s’est entichée d’un célèbre toréador, mais, devant son refus, il la poignarde avant de se livrer à ses anciens collègues carabiniers en disant : « vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée ». – L’intrigue est bien menée, la musique est sublime. Pas moins d’une quinzaine d’airs de cette œuvre sont passés dans le domaine populaire. Si vous me soupçonnez de parti pris, je me réfugierai derrière le jugement de Nietszche, qui confessait l’avoir vue une vingtaine de fois : « Cette musique de Bizet me paraît parfaite. Elle approche avec légèreté, avec souplesse, avec politesse. […] Cette musique est cruelle, raffinée, fataliste : elle demeure quand même populaire […] Bizet me rend fécond. Le Beau me rend toujours fécond ».

Or, ne voilà-t-y pas qu’en point d’orgue (provisoire) aux nombreuses adaptations qui ont pu être faites de l’opéra de Bizet, portant, non sur la musique, ni sur le livret, mais sur les décors, les costumes ou l’époque présumée de l’action, un metteur en scène florentin, Leo Muscato – qui situe l’action dans un camp de Roms des années 1980, pourquoi pas – a décidé de réécrire le final de Carmen à sa façon : ce n’est plus José qui tue Carmen, mais l’inverse. Il s’en explique : « L’idée m’a été suggérée par le directeur du théâtre qui voulait que je trouve un moyen pour ne pas faire mourir Carmen. Il estime qu’à notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable qu’on applaudisse le meurtre de l’une d’elles ». Cerise sur le gâteau, Muscato se veut psycho-sociologue et ajoute : « Don José est un homme qui combat ses démons intérieurs, il a des moments de douceur et de générosité puis des accès de grande violence comme cela arrive dans les foyers où sévissent les violences conjugales ». Quelle imagination ! Ainsi, pour complaire à l’air du temps, monsieur Muscato se permet de déformer entièrement le chef-d’œuvre de Bizet. Au prétexte que l’héroïne meurt des mains de son ancien amant, il va jusqu’à réinterpréter toute l’intrigue de cet opéra, occultant complètement que le personnage de Carmen est celui d’une « allumeuse » comme en témoigne l’un des airs les plus fameux du début (chantez avec moi) : « Près des remparts de Séville chez mon ami Lillas Pastia, j’irai danser la séguédille et boire du Manzanille […] j’emmènerai mon amoureux.  Mon amoureux ? Il est au diable, je l’ai mis à la porte hier, mon pauvre cœur est très consolable, mon cœur est libre comme l’air, j’ai des galants à la douzaine, […] qui veut m’aimer, je l’aimerai. » Le meurtre de Don José n’a rien à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui les violences faites aux femmes.

J’imagine que le génial metteur en scène de Florence doit préférer l’un de mes autres opéras-cultes ; Tosca de Giacomo Puccini, sur un livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, d’après la pièce de Victorien Sardou, qui fut créé le 14 janvier 1900 au Teatro Costanzi de Rome. En effet, le final correspond mieux aux attentes des pseudo-défenseurs des femmes puisque l’héroïne, Floria Tosca – célèbre chanteuse, amoureuse d’un peintre conspirateur contre le nouveau régime instauré à Rome après le départ des troupes françaises en 1799, Mario Cavaradossi – va poignarder le baron Scarpia, chef de la police auquel elle avait promis de se donner s’il libérait son amant de prison. Une femme qui tue un homme pour ne pas se donner à lui, ça a quand même plus d’allure qu’une Bohémienne qui, non contente d’avoir détruit la vie d’un brigadier andalou, l’assassine (version Muscato) !

L’histoire ne nous a pas ménagé les « relectures » d’œuvres qui ne convenaient pas aux opinions d’une époque. Comment ne pas penser aux célèbres « repentirs » en peinture qui consistaient à changer ou corriger des tableaux en cours d’exécution, ou aux repeints qui étaient apportés après coup, ou encore aux célèbres feuilles de vignes et voiles pudiques exigés par certaines autorités politiques ou religieuses dont les connaissances en art devaient avoisiner le zéro absolu ?

Je crains fort que ce à quoi nous assistons aujourd’hui ne s’apparente à ces réactions qui, comme souvent, vont au-delà de ce qu’elles prétendent combattre. Il ne faudrait pas se tromper de cible. Le combat des féministes, femmes ou hommes, est louable et nécessaire au regard de la condition toujours inférieure réservée aux femmes à travers tous les temps, que ce soit par les religions ou les régimes politiques. (Un exemple tiré de Carmen : dans la distribution initiale, huit artistes masculins arrivent avant Carmen et Micaëla, Frasquita et Mercedes, alors que le nom même de l’opéra vient de la principale héroïne féminine). Les agressions de toutes sortes, les inégalités sociales, les comportements indécents dont sont victimes les femmes justifie amplement que notre société y réagisse fermement et de façon durable et définitive. Mais, craignons que certaines initiatives ne caricaturent le combat en cours. La parité s’installe lentement mais surement ; les mentalités se transforment, certes pas assez vite, mais elles le font ; l’image de la femme (re)trouve la place que le Créateur a voulu lui donner dès l’origine et que des millénaires ont blessée. Mais ce ne sont pas des actes ou des réformes ridules qui aideront à ce processus, bien au contraire. Il y a quelques semaines, j’avais déjà alerté sur l’écriture dite « inclusive » qui prétend, en modifiant notre langue et notre patrimoine littéraire, participer à l’égalité femmes-hommes ; aujourd’hui, c’est à propos d’une œuvre musicale mondialement reconnue. Certains voudraient bien, mais oui, réécrire ou relire la Bible à la « lumière » de la parité des genres. Et demain ?

Daniel Farhi.

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2 Comments

  1. Dans ce domaine comme dans d’autres les dérives sont nombreuses et souvent complaisamment relayées par les moyens modernes de communication et les lobbies sexistes divers et variés. S’attaquer aux structures sémantiques et grammaticales de la langue ne fait en rien progresser la cause des femmes. Bien au contraire, cela révèle souvent une pauvreté intellectuelle et un désert culturel effrayants, comme peuvent l’être l’illettrisme ou l’ignorance qui, comme disaient nos grands mères formées à l’école publique de Jules Ferry, est “mère de tous les vices”. Voir de la sexualité dans toute chose, y compris le genre des substantifs cache à mon avis un sérieux problème psychologique que Freud a déjà étudié il y a bien longtemps. Et que dire de la parité à tout prix qui aboutit déjà à appauvrir le niveau de recrutement et qui détruira demain la crédibilité des distinctions honorifiques puisque dans ce domaine aussi le vers est dans le fruit. Pourquoi ne pas revisiter l’histoire, la littérature et les sciences ? N’y a-t-il pas d’autres combats plus importants à mener dans un pays où le quotient intellectuel est en chute libre et où l’illettrisme fleurit ?

    • Je vous suis parfaitement Julius. Comme vous, je redoute l’appauvrissement de notre langue, de nos idées, de nos idéaux. Oui, il existe tant d’autres vrais combats à mener que la réforme de l’orthographe, de la syntaxe et des genres. Chiche, on fait le ménage? Merci.

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