Plaidoyer pour un judaïsme responsable, par Gabriel Abensour

Partons d’un constat : le judaïsme contemporain est pris au piège au sein d’un paradigme religieux construit sur l’opposition entre réformés et orthodoxes.

Toute tentative d’aborder le judaïsme sous un angle indépendant, s’heurtera forcément à la question de l’affiliation (« Êtes-vous réformés ou orthodoxes ? »). S’il est tout à fait possible de comprendre les raisons historiques de l’émergence de ces deux mouvements (et des sous-mouvements qui gravitent autour d’eux), nous sommes en droit de nous interroger sur la pertinence de ces définitions au 21e siècle, époque aux enjeux juifs radicalement différents de ceux du 19e siècle, où les idéologies qui formaient le socle de ces mouvements se sont de toute façon déjà effondrées. Ainsi, qui partagerait aujourd’hui la vision utopique et naïve du judaïsme allemand (réformé et orthodoxe) sur la supposée progression éthique de l’humanité ? Qui penserait aujourd’hui que l’enjeu juif principal consiste à l’intégration des juifs au sein de la société civile ? Quel orthodoxe sérieux considérerait aujourd’hui la réforme comme une menacer réelle pour l’ ?

Le judaïsme contemporain a cruellement besoin de s’émanciper des chaines idéologiques qu’on lui a imposé il y a 200 ans, de dépasser les dénominations vieillies, afin de pouvoir aborder les enjeux de son époque avec responsabilité et sérieux plutôt que sous un angle idéologique biaisé, aux horizons limités et déterminés d’avance. Dans les lignes qui suivent, je propose un bref examen historique des blocages dans lesquels s’est enfermé le judaïsme contemporain, sous les influences contradictoires de la réforme et de l’orthodoxie. Fort de cet exposé historique, je finirai avec une réflexion sur le besoin d’un judaïsme religieux de demain, basé sur la responsabilité individuelle, l’étude et la culture du débat.

La réforme ou le problème de la centralisation du judaïsme

Le judaïsme réformé du 19e siècle avait ouvertement rejeté la , si pointilleuse et omniprésente, pour lui préférer les cérémonies solennelles. Citons par exemple cette déclaration limpide du premier congrès de rabbins réformés américains, organisé à Pittsburgh en 1885:

we accept as binding only its moral laws, and maintain only such ceremonies as elevate and sanctify our lives, but reject all such as are not adapted to the views and habits of modern civilization.

Nous n’acceptons comme contraignantes que les lois morales et ne maintenons que les cérémonies qui élèvent et sanctifient nos vies. Nous rejetons toutes [les lois et cérémonies] n’étant pas adaptées aux uses et coutumes de la civilisation moderne.

Par la suite, cette même plateforme édicte de nouveaux « commandements négatifs », comme par exemple le devoir de ne pas manger casher. Car manger casher, pour les rabbins réformés de l’époque (contrairement à certains d’aujourd’hui), n’était pas simplement une coutume primitive et inutile, qui dans ce cas aurait dû susciter l’indifférence, il s’agissait d’un véritable interdit qu’il fallait activement déraciner car celui-ci mettrait en danger la bonne intégration des juifs au sein de la société moderne.

Dans ce cas, que restait-il du judaïsme ? Les rabbins précités le formulaient explicitement : des lois morales et des cérémonies « élevant et sanctifiant nos vies ». Dès lors, le projet originel de la réforme n’était pas uniquement l’annulation des règles jugées désuètes mais une révolution sociologique déracinant le fonctionnement traditionnel du judaïsme.

La halakha, multitude de lois composées d’une infinité d’exceptions, avait toujours concerné chaque individu juif, qu’il soit rabbin ou bucheron, homme ou femme. À l’extrême inverse de ce modèle, en remplaçant la halakha par les lois morales et les cérémonies, le judaïsme réformé des premières décennies dépossédait les juifs de leur judaïsme quotidien. Les juifs se devaient désormais d’écouter les « lois morales », ne pouvant être édictées que par des personnes possédant un solide bagage théologique, et devaient assister aux cérémonies ne pouvant se dérouler que dans une synagogue. Ainsi, le judaïsme se trouvait centralisé. La synagogue, si possible imposante et solennelle, monopolisait désormais le domaine religieux. C’est d’ailleurs sans surprise qu’à la multitude de petits oratoires modestes on préféra d’énormes bâtisses luxueuses, pourvues d’une estrade séparant clairement les « laïcs », les juifs n’étant pas des professionnels du judaïsme, du nouveau clergé juif, seul responsable du culte. Ce clergé était composé de personnes aux rôles totalement étrangers au judaïsme traditionnel :

  • Un rabbin ayant suivi plusieurs années d’études théologiques dans un séminaire rabbinique, capable de discuter d’éthique juive ou de théologie avec un petit cercle d’intellectuels juifs ou chrétiens. Jusqu’alors, il n’existait pas de séminaires rabbiniques, uniquement des maisons d’études ouvertes à tous, où seulement quelques rares juifs, connus pour leur érudition, finissaient par occuper un poste de rabbin.
  • Un ministre officiant, formé lui aussi dans une école spéciale, si possible capable de concurrencer les chanteurs d’opéra. Jusqu’alors, le poste de ‘hazan (à l’exception des grandes fêtes) était purement bénévole et occupé par n’importe quel juif venu prier, à la voix plus ou moins harmonieuse. La prière n’était pas subite passivement par le fidèle (mâle, précisions le tout de même).
  • Une chorale, destinée elle aussi à renforcer le côté solennel à travers une musique harmonieuse et réglementée. Le public, lui, était prié de garder religieusement le silence et de répondre « amen » ici et là. Les cacophonies d’antan, puissent-elles provenir de sincères élans religieux, n’étaient plus les bienvenues.

En soi, la tentative d’esthétisation du judaïsme n’est pas une mauvaise chose. Mais celle-ci s’est faite à travers la professionnalisation de la vie juive, dépossédant peu à peu le public juif de son implication religieuse quotidienne, effaçant l’essence du judaïsme en tant que religion basée sur l’action et les devoirs individuels incombant à chaque juif et juive.

Dans une large mesure, le judaïsme réformé reconnu lui-même assez rapidement l’erreur du projet d’ultra-centralisation du culte (et c’est là un élément que ses opposants ont tendance à oublier, alors que la capacité à reconnaître ses erreurs est rare et noble). Dès 1937, au second congrès réformé américain organisé à Columbus, les rabbins réformés amorcèrent un virage à 180 degrés, tentant de rétablir autant que possible un rituel au sein des foyers, encourageant une approche réellement pluraliste du judaïsme (à la place du totalitarisme moderne du 19e siècle) et devenant, au passage, le premier mouvement juif à soutenir ouvertement le sionisme (alors que les rabbins réformés de la génération précédente avaient combattu le sionisme et rejetaient la notion même de peuple juif).[1]Malheureusement, il est bien plus facile de déraciner l’investissement personnel juif que de le rétablir et cette tentative ne marcha que partiellement.

L’esthétisation du culte et sa centralisation contamina d’ailleurs partiellement des pans du judaïsme non-libéral. Ainsi, le judaïsme consistorial français fit lui aussi plusieurs aménagements dans ce sens et, dans une moindre mesure, le judaïsme orthodoxe allemand ou américain fonda lui aussi des écoles rabbiniques modernes, basées sur l’idée d’un rabbin professionnel. Cependant, l’orthodoxie prôna toujours une pratique halakhique et limita ainsi la perte d’investissement individuel de son public. 

L’orthodoxie et le problème de l’autorité

Il est de notoriété publique que l’orthodoxie juive se considère comme s’inscrivant dans la pure continuité du judaïsme traditionnel et pré-moderne. S’il existe un beau succès orthodoxe, c’est bien celui d’avoir réussi à s’auto-convaincre que l’orthodoxie n’aurait pas changé un iota au monde juif traditionnel et d’en avoir même convaincu ses opposants juifs.[2]

Indéniablement, l’orthodoxie a maintenu l’importance de la halakha, conservant ainsi un socle commun avec le judaïsme rabbinique de ces quinze derniers siècles. Mais ce qui changea profondément ces derniers siècles fut le rapport à l’autorité religieuse et notamment à l’autorité halakhique légitime. Pour reprendre la célèbre catégorisation du sociologue Max Weber, nous pouvons qualifier l’autorité juive prémoderne d’autorité rationnelle. En effet, un Maïmonide, un Rashi ou Gersonide ne possédaient aucune autorité divine, intrinsèque ou magique. Leur autorité en matière religieuse provenait uniquement de leurs compétences et de leur capacité à prouver continuellement ces compétences à travers la rédaction d’œuvres rigoureuses et fondées sur les textes.

Comme l’ont déjà souligné plusieurs historiens du judaïsme,[3] dès le 19e siècle l’orthodoxie s’érige en mouvement moderne réactionnaire, en modifiant profondément son approche à l’autorité, pour passer d’une autorité rationnelle à une autorité semi-divine, basée sur l’infaillibilité du rabbin et un dogmatisme religieux.

Ce changement se produisit dans la Hongrie du 19e siècle pour s’étendre à l’ensemble du monde juif. Pour la première fois, des figures rabbiniques de premier plan pouvaient émettre de véritables dogmes sans ressentir le besoin de se justifier, invoquant uniquement leur statut de « rabbin », qui leur accorderait un pouvoir de décision absolu.  L’un des précurseurs fut certainement le Rav Hillel Lichtenstein, une sommité orthodoxe de son époque, qui édicta neuf « interdits indiscutables » n’ayant pas la moindre base halakhique et touchant à des sujets comme l’interdiction de donner un sermon dans une autre langue que le yiddish ou de prier dans une synagogue où la bima n’est pas au centre. Toute personne s’opposant à ces « lois » fut immédiatement rejetée par l’orthodoxie comme le dernier des hérétiques.

Ce qui commença comme un épiphénomène juif, visant surtout à combattre les influences de la réforme, gagna en importance les années qui suivirent jusqu’à ce qu’apparaissent les nouvelles autorités du monde orthodoxe, appelaient guédolei hador (les « grands » de la génération). Leur autorité repose désormais sur deux dogmes: la emounat ‘hahamim, c’est-à-dire la foi du croyant en l’infaillibilité du rabbin ; et le daat torah, c’est-à-dire le « troisième œil » rabbinique leur permettant de savoir ce que l’humble mortel ne peut comprendre.[4]

Nous pouvons illustrer nos propos par l’exemple tragi-comique de la polémique israélienne autour du « sherout léoumi » (service national des jeunes filles en Israël, remplaçant le service militaire), dans les années 50. les députés religieux-sionistes (qui soutenaient le sherout léoumi) vinrent trouver le Rav Karelitz (‘Hazon ish), leader incontesté du monde ‘ de cette époque, et lui demandèrent sur quelles sources celui-ci se basait-il pour l’interdire, il leur répondit que les sources se trouvaient dans le cinquième volume du Choulkhan Aroukh, réservé aux rabbins. Précisons pour ceux qui l’ignorent que le Choulkhan Aroukh n’est composé que de quatre volumes…

Plus désespérant encore que l’histoire elle-même est le fait que celle-ci fut pendant longtemps racontée avec admiration chez les élèves du ‘Hazon Ish, quand bien même elle contredisait deux millénaires de tradition halakhique.

On peut ériger un parallèle intéressant entre les mutations de l’autorité au sein de l’orthodoxie et les mutations des formes de l’étude de la Torah. L’étude reste au cœur du judaïsme orthodoxe (chose que tous les mouvements juifs feraient bien d’imiter), mais il est intéressant de constater que durant les 150 dernières années, on abandonna progressivement l’étude aliba déhilkheta, en vue d’arriver à la loi, pour des approches analytiques et totalement théoriques. Ainsi, les érudits ne sont eux-mêmes plus capables d’énoncer la halakha, tant la théorie l’emporte sur le concret, et sont donc obligés de s’en remettre aux décrets dogmatiques de leur leadership. L’étude n’est plus la garante de la liberté de pensée.

Israël: vers un judaïsme libre et responsable ?

J’en viens notre époque. Pouvons-nous nous libérer, d’une part, de la professionnalisation du judaïsme et, d’autre part, revenir à une forme d’autorité rationnelle ? Autrement dit, pouvons-nous envisager un judaïsme basé sur l’étude, la responsabilité individuelle et l’argumentation ?

Dans une large mesure, je suis convaincu que cette forme de judaïsme se met déjà en place en Israël. Le dogme de l’infaillibilité rabbinique est bousculé au sein du monde ultra-orthodoxe où des voix s’élèvent contre les interdictions irrationnelles, que celles-ci concernent l’interdiction de faire des études, de s’enrôler à l’armée ou celle beaucoup plus banale d’avoir internet chez soi.

Au sein du monde sioniste-religieux, la révolution en est à un stade bien plus avancé, notamment en ce qui concerne le statut des femmes juives. Un regard extérieur à ces phénomènes pourrait laisser croire qu’il s’agit là d’une sécularisation du monde religieux-sioniste, peu intéressé par les paroles de ses rabbins. Dans les faits, le phénomène est inverse puisque les yeshivot ouvertes et les centres d’études pluralistes et religieux n’ont jamais autant attiré. Au contraire, tous les domaines de la vie juive, du mariage au décès en passant par l’étude et les conversions, sont réinvestis, rediscutés, et les discours rabbiniques dogmatiques doivent désormais répondre à des textes polémiques argumentés. Mais surtout, un public de plus en plus important rejoint les rangs de ceux refusant le dogmatisme religieux et appelle à un réinvestissement de l’étude et de la halakha, afin de trouver des solutions.

Un phénomène encore marginal mais dont la rapide expansion renforce mes propos est celui des minyanim semi-égalitaires (partnership) se répandant en Israël. Ces minyanim sans rabbins officiels sont remplis d’érudits (parfois rabbins, parfois universitaires ou autodidactes) qui tentent d’aller aussi loin que possible dans l’égalité entre les sexes tout en restant dans un cadre halakhique. Le changement majeur de ces minyanim étant le fait que les femmes puissent y monter à la torah.[5]

S’agit-il de néo-réformés, comme les en accusent leurs opposants ? Je crois au contraire que la démarche est à l’exacte opposée de la réforme, même s’il est juste qu’elle n’est pas non plus orthodoxe. Elle n’est pas réformée, car elle vient justement augmenter la participation spontanée de tous les fidèles, le tout en tentant non pas d’annuler la halakha mais d’inclure au maximum les femmes dans la pratique halakhique. Elle n’est pas orthodoxe, car elle refuse le dogmatisme interdisant le changement à grand renfort de « on n’a jamais fait ça » et lui oppose des arguments rationnels, basés sur les textes.

En somme, cette approche juive propose un retour à l’approche déjà prônée par le Talmud: la couronne de la Torah se tient dans un coin, que celui qui le souhaite vienne et s’en saisissent (Yoma 72b). Autrement dit, le judaïsme n’a jamais appartenu à une des multiples institutions modernes qui gèrent notre vie juive. Les textes, la halakha, appartiennent à qui veut bien se donner la peine de les étudier avec sérieux, à l’instar des maîtres des temps passés.

Et en France ?

La France a une forte tradition de centralisation autour de l’institution du Consistoire et du Grand Rabbinat. Non seulement ce judaïsme est très hiérarchique, mais en plus il est extrêmement hégémonique, contrairement aux États-Unis ou même en Israël, où il y a toujours existé plusieurs mouvements juifs, en concurrence les uns avec les autres. Depuis une trentaine d’années, le judaïsme consistorial s’est aussi ultra-orthodoxisé et peut désormais se vanter d’avoir à la fois les défauts du judaïsme réformé ainsi que ceux de l’orthodoxie: il existe un fossé entre les « chargés du culte » et les fidèles, renforcé par la froideur d’une institution poussiéreuse, le tout allié à un total manque d’indépendance religieuse face à des autorités ultra-orthodoxes israéliennes, bien éloignées des enjeux français. On se rappelle par exemple la virulence avec laquelle le Grand Rabbin de Paris avait appelé à s’inscrire sur la liste nationale du refus du don d’organes, niant l’existence même d’opinions halakhiques différentes (et pourtant nombreuses).[6]

Que se passe-t-il quand des juifs et juives de France désespérés par leurs institutions mourantes tentent de mettre en place des alternatives orthodoxes ouvertes ?

À cet égard, les réactions à la récente lecture de la Torah par des femmes orthodoxes, organisée par le comité LectureSefer à Marseille, méritent toute notre attention. Pour rappel, après un cycle d’études entre femmes, le Professeur Liliane Vana avait organisé une lecture de la torah par des femmes dans un cadre privé. Ne supportant pas l’existence même d’une telle lecture, le dayan Shmouel Melloul de Marseille avait publié cet incroyable texte:

« Messieurs, chalom oubrakha

Nous sommes tous outrés et terriblement perturbés et scandalisés par cette « première » à Marseille, une lecture de la Torah durant Chabbat Korah par une dame au centre Fleg et organisée conjointement avec la Bibliothèque juive de Marseille dirigée par Mme Sitruk. Ce genre de manifestation dans le passé (et dans d’autres contrées que la notre) n’a engendré que malheurs et détresse (Hachem nous préserve). Il est donc urgent et impératifs de protester fortement et très rapidement en demandant purement et simplement l’annulation d’un tel office (qui précise sournoisement qu’il se déroulera dans des conditions orthodoxes avec mé’hitsa), et prier le Ciel afin que l’on soit épargné de toute colère et de tout malheur. Et enfin que ceux qui écoutent la parole de la Torah et de la sagesse (dictée par la halakha) qu’ils soient bénis et comblés par Hachem. »[7]

Par où commencer ? Tout d’abord, alors qu’il s’agit d’une lecture de femmes, le dayan s’adresse aux hommes, comme s’il appelait les maris de ses dames à rappeler leurs femmes à l’ordre. Puis vient la dénonciation publique d’une femme connue de la communauté (alors que, encore une fois, la lecture était privée). Enfin, le dayan fait appel aux sentiments en soulignant que cette lecture pourrait déclencher la colère divine. Notons, entre parenthèse, qu’aucune source juive ne fait d’une simple lecture de femmes un danger mortel pour la communauté, mais qu’une source essentielle affirme que: « la destruction vient sur la terre à cause [des dayanim] dont le jugement est retardé ou tronqué » (Michna Avot 5:8)…  Et le voilà qui conclut, sans citer la moindre source, que cette lecture contredit la halakha.

Si le dayan du consistoire a parfaitement le droit, et même le devoir, d’énoncer son opinion sur des affaires religieuses, son ton menaçant et l’absence de sources devrait inquiéter ses propres fidèles. D’ailleurs Mme Vana a pris la peine de lui répondre point par point, sources à l’appui, dans un article publié sur Jforum.[8] Mais cette réponse est restée lettre morte.

Une fois encore, les principales victimes de ce fondamentalisme sont les juifs pratiquants ouverts, confrontés au non-choix entre un judaïsme consistorial halakhique mais totalement rétrograde et obtus, d’une part, et un judaïsme libéral aux voix intelligentes mais aux pratiques éloignées des leurs. La solution, si elle existe, se trouve probablement ni chez l’un, ni chez l’autre, mais dans des initiatives halakhiques et non-consistoriales, qui à terme formeront peut être le terreau d’une refondation institutionnelle.

Vers un judaïsme responsable

Se libérer du paradigme deux fois centenaire, obligeant les juifs à choisir entre réforme (ou libéralisme) et orthodoxie, c’est avant tout réinvestir des éléments traditionnels du judaïsme, abandonnés depuis: la centralité de l’étude, l’autorité rationnelle, la responsabilité individuelle et la participation personnelle de chaque fidèle.

Certes, il serait naïf de tomber dans un discours romantique idéalisant le judaïsme prémoderne. Il ne s’agit pas ici de rétablir ce qui n’a jamais existé mais d’adopter une nouvelle dynamique, puisant sa source du passé pour mieux enrichir le présent et envisager le futur. Au sein de ce judaïsme de demain, les polémiques ne porteraient pas sur les futiles affiliations institutionnelles mais sur les idées elles-mêmes.

La Micha Avot (6, 2) interprète le verset indiquant que les dix paroles de Dieu « étaient gravées sur les tables de la Loi » (Ex. 32, 16). Jouant sur l’ambivalence hébraïque du mot « gravé » (חרות / ‘harout), la Michna nous enseigne: « Ne lit pas ‘harout/gravé mais ‘hérout/liberté ». C’est là l’enseignement le plus ancien du judaïsme, remontant directement à l’épisode du Mont Sinaï: sans liberté, un judaïsme vivant, dynamique, enrichissant, n’est pas possible.

Il n’appartient qu’à nous de nous en emparer.

Notes

[1]  Notons qu’une poignée d’orthodoxes soutenaient également le sionisme depuis la fin du 19e siècle et avaient formé le groupe « Mizra’hi », annonciateur du sionisme religieux qui fleurira des décennies plus tard. De même, la majorité des rabbins séfarades ont toujours défendu une vision pro-sioniste. Mais le premier groupe idéologique juif à soutenir le sionisme en tant que groupe fut le judaïsme réformé américain.
[2] À ce sujet, je recommande l’excellent livre de Shapiro: Shapiro, Marc B. Changing the Immutable: How Orthodox Judaism Rewrites Its History. Portland, Oregon : Littman Library of Jewish Civilization, 2015.
[3] כ »ץ,  יעקב. « האורתודוקסיה כתוגה על יצירה מן הגטו ועל תנועת הרפורמה ». קהל ישראל ג (תשסד) 135-146.
סמט, משה.  החדש אסור מן התורה: פרקים בתולדות האורתודוקסיה . ירושלים: מרכז דינור, האונ’ העברית, כרמל, 2005.
[4] Je recommande chaudement la lecture de cet article: Kaplan, Lawrence. « Daas Torah: A modern conception of rabbinic authority. » Rabbinic authority and personal autonomy (1992): 1-60.
[5] Le Rav Daniel Sperber a consacré un livre entier pour défendre la légitimité de cette pratique:
שפרבר, דניאל. דרכה של הלכה: קריאת נשים בתורה : פרקים במדיניות פסיקה. ירושלים: ר. מס, תשס »ז.
[6] À ce sujet, voir cet article:  http://www.modernorthodox.fr/dondorganes/
[7] Diffusé sur les réseaux sociaux par Torah-Box, à la demande du dayan: https://www.facebook.com/TorahBox/posts/1579633392055682
[8] http://jforum.fr/lettre-ouverte-aux-rabbins-de-marseille.html

Source modernorthodox

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