L’antiracisme et la tradition du boycottage, par Emmanuel Debono

Les années 1930 sont marquées par d’importantes manifestations de boycottage antijuif en Europe centrale et orientale (Pologne, Roumanie, Allemagne…). Fin mars 1933, de grands meetings antihitlériens aux États-Unis donnent le coup d’envoi d’un grand mouvement de boycottage de l’Allemagne à travers le monde. Partout, les milieux juifs et ceux qu’horrifie l’antisémitisme nazi emboîtent le pas aux consignes relayées par des organisations militantes. En France, la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) est l’association qui se montre la plus opiniâtre dans une campagne visant à convaincre le simple citoyen, mais aussi les acteurs économiques et les pouvoirs publics, de l’impératif de rompre tous rapports avec l’Allemagne. Les initiatives sont planétaires, quitte à alimenter le fantasme de la solidarité et du pouvoir juifs occultes. Le journal de la LICA explique : « L’Allemagne hitlérienne doit comprendre que le blocus moral, que le boycottage économique peuvent être dangereux, sinon mortels, pour elle. Malgré les apparences, nous sommes à forces égales. Démontrons-le ! »

 Injuste mais pragmatique

Le recours à ce moyen d’action, de 1933 à 1939, soulève d’inévitables incompréhensions, résistances et critiques. Au sein même des initiateurs français du mouvement, on s’interroge sur la dimension collective de la sanction qui frappe l’ensemble des Allemands, quand seuls les hitlériens sont jugés coupables. S’exprimant au nom du comité central, Charles-Auguste Bontemps justifie la mesure par un nécessaire pragmatisme :

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Le Droit de Vivre, juillet-août 1933

« Le boycottage, certes, peut faire, en un temps prochain, des conditions de vie difficile au peuple allemand qui n’est pas tout entier responsable. Mais c’est aujourd’hui que la persécution des juifs fait une vie impossible à des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Hitler peut retenir le boycottage comme une raison de son impuissance à réduire le chômage. Mais l’excès même de la misère qui l’a conduit au pouvoir peut aussi l’amener à capituler. » (DDV, mai 1933)
La conviction est donc que la mise en souffrance de certains principes moraux peut s’avérer rapidement payante. Les cadres de la LICA s’accordent pour voir dans le boycottage le seul moyen d’action civile susceptible d’avoir un impact efficace. « Que valent en effet les seules protestations contre Hitler ? Pratiquement rien », estime un militant. Il faut enfin replacer la mesure dans un contexte de guerre déclarée entre juifs et régime hitlérien, qui donne à cette action un aspect incontournable qu’exprime ainsi un autre militant en mai 1933 : « Le boycottage, c’est une autre guerre, disent-ils. Et ils ont raison. Mais c’est une guerre économique qu’il nous est impossible de ne point livrer. »

Frapper au ventre

En dépit de son inefficacité sur l’Allemagne nazie, les militants antiracistes sauront se souvenir de la méthode dans l’après-guerre. Avec sa politique d’Apartheid mis en place en 1948, la République Sud-africaine partage avec l’Allemagne hitlérienne une idéologie raciste, suprématiste et ségrégative, qui prive une partie considérable de la population de ses droits. En juin 1952 est lancée une campagne de désobéissance civile à l’initiative du Congrès national africain et du Congrès indien. Le Droit de Vivre, organe de la LICA, répercute immédiatement le mot d’ordre à sa Une : « Boycottez l’Afrique du Sud ! » Commentant l’action du Commando Torch, organisation d’anciens combattants blancs dirigée par Sailor Malan (homonyme du « nazi » Daniel François Malan, premier ministre instigateur de la politique de ségrégation) opposés à l’Apartheid, Le Droit de Vivre écrit : « C’est à un véritable soulèvement moral que l’on assiste pour désobéir à l’intolérance. » (juin 1952). La continuité avec la lutte contre l’Allemagne nazie semble évidente comme en témoigne ce propos d’avril 1953 : « On ne fera reculer les hitlériens d’Afrique du Sud qu’en les prenant au ventre. Ce serait une lourde responsabilité pour tous de l’oublier. »

Du boycottage des juifs au boycottage d’Israël

Dans l’Algérie française des années 1930, des actions organisées par des militants antisémites, européens ou arabes, frappent les juifs. D’actives campagnes visent les boutiques tenues par des commerçants juifs. L’antisionisme en plein développement inspire alors un activisme arabo-musulman qui est source d’incidents et qui inquiète les autorités françaises. Sur des murs, dans le département de Constantine, on découvre des papillons sur le modèle suivant : « Ô arabes, sur chaque pièce de cinq francs que vous verserez aux juifs, cinq sous vont en Palestine pour servir à l’achat d’armes en vue de tuer les arabes. »
La création de la Ligue arabe en 1945 entraîne l’accentuation d’un mouvement qui prend une tournure radicale après la création de l’État d’Israël en 1948. L’aversion pour Israël, entité extérieure au monde arabe, et la volonté de son éradication, commandent des mesures exceptionnelles : boycott d’entreprises appartenant à des juifs dans le monde entier, fermetures de succursales israéliennes, blocus aérien et maritime… Un comité de boycottage est installé à Damas, qui coordonne l’activité des membres de la ligue.

Le jusqu’au-boutisme de la Ligue arabe

La Ligue arabe exerce un véritable chantage économique. L’originalité de son boycottage réside dans la définition de différents cercles d’application : interdiction des relations avec l’État hébreu et les firmes israéliennes, inscription sur une liste noire des entreprises étrangères qui commercent avec Israël, mise à l’index des acteurs économiques qui entretiennent des relations avec cette dernière liste. Cette pression en cascade fait fléchir de nombreuses entreprises. Le Club méditerranée ne peut plus être accueilli en Égypte après avoir organisé des camps de vacances en Israël. Des entreprises cèdent au chantage. Air France présente à ses passagers à destination du Caire un formulaire où ils doivent attester qu’ils ne sont pas juifs. La régie Renault ferme son usine d’Haïfa en 1959… Le 17 décembre 1964, le journal Le Monde annonce que « 2 262 sociétés se seraient soumises aux règles de boycottage arabe d’Israël ». Parmi celles-ci, 143 seraient françaises. La guerre du Kippour en 1973 entraîne un embargo pétrolier à l’encontre des pays soutenant Israël.
À cette même époque, des lois rendent illégales le boycottage aux Etats-Unis mais aussi en France où une loi anti-boycottage est votée le 7 juin 1977. Son article 32 étend le champ d’application de la loi contre le racisme (loi Pleven) du 1er juillet 1972 puisqu’il réaffirme le principe de liberté des activités économiques et celui de la non-discrimination en raison de la nationalité, de l’appartenance ou non à une « ethnie », une « race » ou une religion déterminée.
À partir des années 1980, le boycottage subit de multiples entorses. De nombreux pays arabes y renoncent.

Filiations abusives

La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) est lancée en 2005 par la société civile palestinienne pour protester contre l’occupation des territoires palestiniens depuis la guerre des Six Jours (juin 1967). C’est cette campagne qui fait aujourd’hui sentir ses effets contre Israël, avec des implications économiques, culturelles et universitaires. Ses défenseurs, qui qualifient volontiers le pays de « fasciste » ou de « nazi », mettent volontiers en avant la continuité historique avec le boycott passé de l’Afrique du Sud. L’occupation des territoires palestiniens et la politique d’implantation peuvent très légitimement susciter critiques et protestations ; elles ne peuvent en revanche se baser sur des filiations historiques fantaisistes, propres à nourrir la violence – si prompte à être déclenchée – contre un État et ses citoyens.
Israël ne partage avec le régime national-socialiste et celui de l’Apartheid ni les principes idéologiques, ni les lois d’exclusion et de ségrégation. Les faiblesses de cette démocratie (inégalités, discriminations, corruption…) ne différent point de celles des autres démocraties. Les conflits territoriaux, le coût humain et moral de la politique sécuritaire, la primauté du droit à l’existence, sont, à des degrés divers, et dans d’autres configurations, le lot et le droit communs de toutes les nations. Son histoire particulière fait pourtant d’Israël, aux yeux de certains, le coupable absolu – au-delà du fait inacceptable qu’est censée constituer la présence d’un État juif en « terre d’Islam » – l’« entité » que l’on peut haïr et condamner sans s’encombrer de détails. Entre la normalité déniée et la paradoxalité stigmatisée, les adversaires d’Israël cherchent à tuer l’espace imparti à la critique légitime, raisonnée et constructive qui doit s’appliquer à tout État. L’acharnement et la logique de guerre, ici économique, contre l’État hébreu entraînent dans leur sillage le peuple israélien, en dépit de son hétérogénéité, de ses désaccords et oppositions internes, et tous ceux qui, à travers le monde, juifs ou non juifs, ne peuvent se résigner à l’extrémisme.
Emmanuel Debono
http://antiracisme.blog.lemonde.fr/2015/06/12/lantiracisme-et-la-tradition-du-boycottage/

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