Isaac et Lola, au-delà des différences, de Gilles Uzzan

Un pari : celui que deux êtres que tout oppose peuvent s’apprendre, c’est celui que fait Gilles Uzzan[1] dans Isaac et Lola[2], roman dont les deux héros, – car peut-être in fine y a-t-il là de l’héroïsme – feront l’apprentissage l’un de l’autre.

Un roman ? Le lecteur est convoqué aussi dans une tragédie antique où le chœur nous conterait les forces en action. Le voilà en immersion dans le monde orthodoxe juif dont il vérifiera que cet univers,  semblant venu du fond des âges, saura parler au monde du XXIème siècle : Levinas n’a-t-il pas dit que le visage de l’autre était un autre soi-même.

Fils unique du grand Rav Dob Ber, descendant d’une dynastie de ‘hassidim orthodoxes, rescapé de la Shoah et grand rabbin de la synagogue de la rue Pavée, Isaac a 25 ans au début du roman. Ses péots, enroulées derrière les oreilles, sont discrètes et lui a choisi de cacher les tsitsit, franges de son Talith katane, et de ne porter ni le chapeau feutre ni la redingote des  ‘hassidim.

Ce jeune homme attaché aux valeurs du judaïsme et chargé de garantir le maintien des traditions, vous aurez saisi que sa curiosité intellectuelle le poussera à enfreindre la loi : alors que le seul fait de prendre le métro est interdit par la tradition orthodoxe par crainte du risque d’assimilation, lui pense qu’un rabbin doit aussi s’ouvrir sur l’extérieur. Alors il étudie le ‘hol, matières profanes, à la bibliothèque municipale de la ville où il s’est inscrit discrètement, et tout cela ne l’empêche en rien de pratiquer son judaïsme avec entrain.

L’emploi du temps de ce Talmud ‘Hakham, érudit en Torah, est réglé. Lever à 6 heures. Office à 7 heures. Petit déj à 8 et étude à 9 heures avec son beau frère le Rav Yéhouda. Isaac excelle dans le pilpoul, le débat talmudique, et aime s’attaquer aux commentaires de Rachi.

Un jour, Isaac, sur un quai de métro, portera les premiers secours à une jeune fille évanouie : celle-là aura juste le temps de remercier ce jeune homme troublé qui n’a jamais vu une femme d’aussi près.

Même si la Shoah avait amené le père d’Isaac, Rav Dov Ber, bien qu’orthodoxe, à s’ouvrir à l’autre, et par exemple à se lier d’amitié avec le prêtre de l’église Saint-Paul du quartier, cet homme de paix,  supposé ouvert et accessible, accueille l’aveu de son fils comme une grande mitsva, mais bon … le métro, et puis cette jeune fille à laquelle son fils avait fait un massage cardiaque, tout ça le laisse sans voix.

D’autant que voilà notre Isaac désormais comme hypnotisé par le regard de celle qu’il sauva. Et d’ailleurs tiens, n’est-ce pas elle, retrouvée par hasard sur ce marché de la Bastille ? A Lola qui propose qu’ils se revoient, Isaac explique qu’en qualité de futur successeur de son père, il ne peut … fréquenter une goya. Un échange de 06 a lieu toutefois.

Des mois s’écoulent. Revoilà Lola. Toute à sa douleur : son père est mort et c’est pourquoi elle n’a pas appelé. Lui, il explique avoir tenté d’oublier la jeune fille, cet amour interdit même si Lola ne fut pas baptisée ni ne fit sa communion.

Cette fois, Isaac rappellera Lola. Il l’emmène faire un tour de scooter au bois de Vincennes : pour lui, selon la Guématria, Dieu est dissimulé dans la nature, et s’en approcher permet de déceler la spiritualité contenue dans la création du monde. Il confie que cette opinion n’est pas partagée par son père, qui suit l’avis des ‘harédim pour lesquels fréquenter la société accroît le risque de s’assimiler. Heureusement, Isaac, lui, a découvert les livres de Rabbi Na’hman de Breslev, pour lequel toute créature, quelle qu’elle soit, juive ou non juive, a son rôle dans le projet divin. En somme, les textes étant figés, personnaliser sa prière et se livrer à l’auto-analyse freudienne sont les préceptes de la Hitbodedout de Rabbi Na’hman, dialoguer avec Dieu et se confier à Lui étant le plus haut niveau du judaïsme, presque une symphonie à sa gloire.

Ces livres interdits par son père, Isaac les a trouvés  dans une benne à ordures, jetés là sans doute par un opposant au ‘hassidisme. Isaac les a tous lus en cachette et s’est promis d’aller un jour en Ukraine réciter le Tikoun Aklali sur la sépulture du grand sage.

Les questionnements affluent. Une non-juive pouvait-elle être pure : Isaac avait toujours entendu le contraire. Or Lola était les sentiments et lui, Isaac, le raisonnement et la loi. Là où elle apportait le matériel, lui fournissait le spirituel. Ils venaient certes de deux mondes différents mais qui au final se complétaient. Elle semblait être à la recherche de spiritualité et lui avait besoin d’un peu de matérialité dans sa vie de ‘hassid.

Isaac se confie à Yoni, son ami, fils du Rav Horowitz. Toute personne désirée par Dieu est mise à l’épreuve, vient lui rappeler le Traité Bérakhote. Le jeune homme décide se concentrer à fond sur le Limoud, étude de la sainte Torah, pour tenter d’oublier Lola. Peu lui chaut, à cet esprit libre et désormais amoureux, qu’on lui organise moult chiddoukhim avec les plus jolies de la communauté.

A présent, Isaac et Lola se fréquentent. Eperdument amoureux, ils ne se touchent pas. Lorsqu’il sera présenté à la mère de Lola, Isaac au piano jouera à l’oreille Yérouchalaim chel Zahav, et expliquera qu’un ‘hassid traditionnel n’a pas sa place dans un conservatoire goy, son seul but étant l’étude de la Torah, mais que lui veut s’ouvrir à la société. Lui quitte même un soir la Yéshiva pour aller voir Lola danser en discothèque, et mieux encore, le voilà, lui, sur le floor. Serait-il pris d’un vent de folie, selon l’adage talmudique ? Car un ‘hassid en discothèque, ce n’est guère l’usage, et d’ailleurs n’est-il pas en train de trahir pour une amourette propre aux goyim. Alors qu’elle est agnostique, lui lui explique que Dieu existe et est accessible, et que seule manque à Lola, qui cultive sans le savoir les valeurs du judaïsme, l’expérience spirituelle.

Heurts avec ses parents : Lola est une goya mais son comportement est celui d’une femme vertueuse. Son père oppose à cela qu’Isaac est face à un choix : renoncer à sa foi et au ‘hassidisme’, ou succéder à son père en tant que Rav de la communauté. Les mots se font définitifs : Tu subiras le sort de Spinoza, à savoir l’excommunication. Il lui reproche la lecture de Rabbi Na’hman.

Est évoquée la conversion, ce parcours du combattant qui durera des années. Lola, fille en quête de vérité, découvrira le judaïsme et deviendra juive assurément. Mais elle ne le fera pas pour Isaac, pas par intérêt. Seulement par choix. Et d’ailleurs Abraham, le premier des patriarches, n’était-il pas un converti.

Rupture. Isaac ne va plus à la Yéshiva mais part chaque matin à l’aube au lac prier Dieu, pour lui et Lola, dans sa langue maternelle, comme le préconisait Rabbi Na’hman. Consacrant ses journées aux enseignements du sage, œuvrant à la précarité, il rompt avec son père et assume son attachement aux enseignements de Rabbi Na’hman.

Lola part en mission humanitaire au Cameroun avec MSF, emportant des livres sur le judaïsme, découvrant les valeurs du judaïsme, et Beth Yeshouroun, la communauté juive du Cameroun, ces chrétiens convertis au judaïsme après un long processus de questionnement. Elle en est là désormais: pouvoir vivre un judaïsme indépendamment d’Isaac, et s’enquiert dès son retour du rabbin chargé des conversions : il s’agit du Rav Chmouel, qui fut enfermé avec le père d’Isaac à Buchenwald et reçut, prix de son humanisme,  la responsabilité des conversions, nombreuses après guerre. Lola explique qu’Isaac ne fut qu’un catalyseur : Je l’aime mais je veux aujourd’hui être juive, indépendamment de l’amour que j’éprouve pour lui. Les 7 années supposées la décourager ne l’effraient en rien.

Pendant ce temps, Isaac se dit qu’il pourrait finir tout le Talmud en sept ans et demi, selon la méthode Daf Hayomi, lancée en 1923 par le Rav Meir Shapiro. Lui continue à étudier les livres de son maître, Rabbi Na’hman de Breslev, et étudie le soir le Talmud.

Il apprend que Lola a entrepris sa conversion : je l’attendrai, comme notre patriarche Jacob a attendu Rachel, 7 ans durant.

Parallèlement, Monseigneur François, de l’église Saint-Paul, honoré par l’Etat d’Israël de la distinction de Juste parmi les nations, rappelle au père d’Isaac qu’il n’y a pas de hasard dans le judaïsme : nous ne sommes pas toujours maîtres de notre destin. Le Rav Dov Ber autorise la conversion de Lola : son fils aurait-il eu l’audace dont lui rêva, à son retour des camps.

Isaac récite le Tikoun Aklali sur la sépulture de Rabbi Na’hman, ce Juste qu’il surnomme le rabbin antidépresseur, puis rentre à Paris pour les fêtes.

Lola de son côté poursuit sa conversion,  sans renoncer à sa passion pour la danse qu’elle entend enseigner aux orthodoxes.

Isaac, à la veille de Kippour, se réconcilie avec ses parents. Au moment où son père entame le Kol Nidré, le jeune homme découvre Lola, concentrée sur son livre de prières. Lui s’envole pour Jérusalem prier au Kotel puis étudier 6 mois à la Yéshiva du Rav Steinmann, car Avir Israël Mà’hkim : l’air de la Terre d’Israël rend sage.

Lola, âgée aujourd’hui de 27 ans, attend que le Rav acte sa conversion : infirmière désormais, elle a servi Tsahal comme volontaire. Isaac a 32 ans. Il a obtenu le diplôme de Dayane, juge rabbinique et garde toujours à l’esprit que le  patriarche Jacob a attendu 7 ans avant d’épouser Rachel.

Un jour où il découvre, de retour à Paris, Lola majeure, une chanson de Zazie,  s’impose à lui l’urgence de retrouver celle qu’il n’a cessé d’aimer. Lola, à présent juive sans qu’il le sût, s’appelle désormais Rivka.  Rivka dont la Torah raconte que, venue d’un monde laïque, elle le quitta pour épouser Isaac.

Il n’y a pas de hasard, dit la Torah, et Gilles Uzzan nous rappelle à propos combien le judaïsme prône la démocratie religieuse[3], ouvrant le débat à toutes discussions, et son Isaac et Lola dépoussière avec bonheur une image parfois désuète et austère de notre religion, reconnaissant audacieusement les failles de certaines instances et remettant au centre la liberté de penser, le respect d’autrui et l’humanisme .

Isaac, c’est un paradoxe, me confie l’auteur. Il ne faut pas empêcher le questionnement, ajoute l’auteur, rappelant qu’il fut dit aux hébreux : Vous allez recevoir la Loi, mais vous pouvez la questionner. Vous pouvez ? Vous devez ?

Moi, je gage que nous avons dans ces pages de quoi réjouir le lecteur mais aussi un/une metteur en scène.

[1] Gilles Uzzan, psychiatre, addictologue, expert judiciaire.

[2] Isaac et Lola, Gilles Uzzan, Editions Deglay, Paris, 15 septembre 2017 en librairie et sur Amazon ou Fnac.com. Un glossaire bienvenu est inséré. Distribution assurée par Frankodech pour les librairies juives.

[3] Un regard sur le judaïsme, Gilles Uzan, Editions du Panthéon, Paris, 2014.

Sarah Cattan

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