Chypre, marchand de passeports européens

L’île chypriote échange la citoyenneté européenne contre de l’argent, sans aucune obligation de résidence. Considéré comme l’un des plus attractifs du monde, ce programme lui a fait gagner plus de 4 milliards de dollars sur quatre ans. Les oligarques russes en seraient les premiers bénéficiaires.

Un peu plus, et l’on se croirait à Dubaï ! Limassol, le premier port chypriote, se donne de grands airs avec la construction d’une île artificielle au coeur de sa marina et des yachts amarrés au pied de chaque maison. Un immeuble géant en forme d’oeuf brise la ligne de petits immeubles qui se succèdent sur la corniche. Les résidences de luxe poussent comme des champignons, à la stupeur des autochtones qui tapent le carton dans les ruelles de la cité médiévale.

Le plus incroyable est que les propriétaires de ces nouveaux palaces ne mettront peut-être jamais les pieds à Chypre. S’ils achètent ces biens, c’est avant tout pour décrocher la citoyenneté européenne. Nul besoin pour cela d’y résider. Chypre leur offre un passeport pour 2 millions d’euros à investir dans l’immobilier ou une entreprise nationale. Ce programme « passeport contre investissement » a généré entre 4 et 4,5 milliards d’euros depuis sa création en 2013, selon les chiffres officiels. Il a profité à 11 000 personnes qui, à défaut d’être tous milliardaires, cumulent au moins quelques dizaines de millions d’euros chacun. Quel intérêt y trouvent-ils ? Celui de pouvoir circuler librement sans visa dans 150 pays du monde. Mais peut-être aussi celui – moins avouable – d’échapper à l’impôt dans leur propre pays et de procéder à du blanchiment d’argent.

« Tout cela est très inquiétant »

« Les affaires se portent très, très bien », témoigne Yiannos Trisokkas qui démarche des hommes d’affaires russes, chinois, israéliens et arabes pour le cabinet Henley & Partners – et empoche 4% de commission sur chaque vente de passeport. Chemise noire, peau tannée, le quadragénaire se targue d’avoir lancé le « business » sur l’île. On est alors en 2013, les banques chypriotes s’effondrent et leurs clients doivent renoncer à une partie de leur argent. Les Russes, qui représentent un tiers des avoirs bancaires du pays, en sont pour leurs frais. Accompagné de Kristian Kälin, le fondateur d’Henley & Partners, Yiannos Trisokkas multiplie les face-à-face avec le président, le ministre des Finances et le ministre de l’Intérieur pour leur soumettre ce programme, susceptible de relancer les investissements sur l’île… et d’offrir aux Russes un nouvel espoir, celui de devenir Européens. «  C’était deux mois après que l’Europe impose le plan d’austérité. Le gouvernement n’a pas hésité une seconde », raconte Yiannos Trisokkas dans un bureau sans âme situé à un jet de pierre du port de Larnaka.

Le dispositif devait être transitoire, le temps d’effacer les stigmates de la crise. Mais compte tenu de son succès, il n’est plus question de le supprimer. « Nous avons bien l’intention de le maintenir », confirme le ministre des Finances Harris Georgiades autour d’une tasse de café chypriote, non loin des remparts vénitiens qui ceinturent la vieille ville de Nicosie. La citoyenneté européenne se monnaie même de moins en moins cher, puisque son prix a été progressivement ramené de 5 millions à 2 millions d’euros. Certains ne l’entendent pas de cette oreille, notamment à Bruxelles : « Tout cela est très inquiétant , estime un conseiller à la Commission européenne. Le droit européen stipule que les candidats à la citoyenneté doivent avoir un lien réel avec leur pays d’accueil. »

La pratique est difficile à combattre sur le plan légal car la délivrance de passeports est une prérogative qui relève de chaque Etat membre. « Mais on ne peut pas considérer ce problème comme purement chypriote : ces passeports confèrent des droits européens, notamment la libre circulation », poursuit le conseiller. Ancienne commissaire à la Justice et à la Citoyenneté, la parlementaire européenne Viviane Reading mâche encore moins ses mots : « Les Chypriotes bradent la citoyenneté européenne. Lier le passeport à la taille du portefeuille représente un déni absolu de nos principes. Je comprends que l’île doive relancer son économie mais cela ne peut pas se faire au détriment de la sécurité européenne. » Le fait que le gouvernement refuse de publier la liste des bénéficiaires n’arrange rien : « Pourquoi un tel secret ? Cela rend l’affaire très louche », estime la députée européenne Ana Gomes, originaire du Portugal.

« Limassograd »

Voilà bien longtemps que les Russes ont investi l’île. Dans les rues de Nicosie, les panneaux touristiques sont écrits en grec, en anglais… et en cyrillique. Limassol a tout l’air d’un petit Moscou, à tel point qu’on la surnomme souvent Limassograd. Chypre représente en fait tout ce que les Moscovites chérissent : la lumière méditerranéenne, l’influence de l’église orthodoxe, une fiscalité attractive et une police étonnamment peu regardante sur leurs affaires. Ils ont commencé à s’y rendre dans les années 90, pour y placer les avoirs gagnés après l’effondrement du régime communiste – une période plus connue sous le nom de « capitalisme gangster ». L’offshore est alors un quasi-réflexe, l’idée étant de placer sa fortune dans des Etats de droit, moins sujets à la corruption. Les connexions financières entre Moscou et Nicosie n’ont jamais cessé depuis.

Cette relation alimente tous les soupçons. En dépit du nettoyage bancaire opéré en 2013, Chypre traîne ainsi la sale réputation de blanchir l’argent russe.« C’est un risque contre lequel nous ne sommes pas totalement immunisés. C’est un défi permanent qui nous est lancé », en convient le ministre des Finances Harris Georgiades. Révélée récemment par le journal britannique The Guardian, la liste des personnes à qui ont été vendus des passeports laisse d’ailleurs songeur. On y trouve Alexander Ponomarenko, un industriel russe affichant 3 milliards de dollars de fortune et qui a financé un palais de 350 millions de dollars à disposition de Vladimir Poutine. On y trouve aussi Gennady Bogolyubov et Igor Kolomoisky, les fondateurs de la banque ukrainienne PrivaBank, accusés par Kiev d’y avoir volé plus de 4,5 milliards d’euros. Gennady Bogolyubov a obtenu la nationalité chypriote dès 2010, profitant d’un programme gouvernemental un peu moins formel que l’actuel. C’est également cette année-là que Rami Makhlouf, un cousin du dictateur Bachar Al-Assad, est devenu chypriote. Cela faisait pourtant deux ans déjà qu’il était accusé de corruption par les autorités américaines. Nicosie a attendu 2011, et le déclenchement de la guerre civile en Syrie, pour lui retirer son passeport.

Le fait qu’un oligarque moscovite, Oleg Deripaska, ait recouru aux banques chypriotes pour rémunérer dans le plus grand secret un ancien conseiller de Donald Trump, Paul Manafort, alimente encore les soupçons. « C’est très injuste, rétorque Harris Georgiades. Nos banques ont compris que l’affaire était suspecte et ont clôturé les comptes de Paul Manafort quelques mois après leur ouverture. C’est bien la preuve que nos systèmes d’alerte fonctionnent ! » Les vendeurs de passeports, quant à eux, assurent que les candidats à la citoyenneté sont examinés sous toutes les coutures avant de recevoir le précieux sésame.« Vous pensez que l’Etat et les banques prendraient le moindre risque ? Un seul cas suspect et l’on peut dire adieu au programme citoyenneté contre investissement ! » lance Ilona Iranyi, une Russe implantée à Londres qui vend des passeports pour le cabinet Shorex Capital.

Un marché de niche

Installée au café Thalassaki, le long de la plage, l’avocate lève les yeux au ciel à chaque fois qu’on ose parler de blanchiment. « Il n’y a pas de blanchiment ! Les contrôles chypriotes sont devenus tellement durs que nos clients s’en plaignent. » Un discours, repris en choeur par tous les acteurs du secteur. Sans convaincre : « Tout cela, c’est du pipeau. Aucune analyse profonde n’est possible en six mois [le temps nécessaire pour obtenir le passeport, NDLR]. Vous n’avez qu’à voir les publicités : elles insistent sur l’extrême légèreté des procédures », explique Viviane Reading. Au-delà du blanchiment d’argent, le passeport chypriote offre de formidables opportunités d’évasion fiscale. Le quotidien Le Temps évoquait récemment le cas d’un Allemand qui avait présenté son passeport chypriote pour ouvrir un compte en Suisse. Les banques helvétiques sont désormais sommées d’en informer le pays du ressortissant. Mais compte tenu du passeport présenté, elles ont transmis l’information aux autorités chypriotes, et non aux allemandes.

Chypre n’est pas le seul pays à vendre des passeports. Il est d’ailleurs loin d’être le premier : l’idée est née en 1984 sur la petite île caribéenne de Saint Kitts et Nevis. « Ils ont connu un succès phénoménal », raconte Philippe Gelin, qui travaille lui aussi pour Shorex Capital. Au pic du programme, la vente de passeports représentait 40% des ressources de l’Etat ! D’autres pays des Caraïbes lui ont emboîté le pas (la Grenade, la Dominique, Sainte-Lucie, etc.). La citoyenneté est devenue un bien économique, les pays entrant en compétition pour attirer les grandes fortunes mondiales. L’idée n’est arrivée en Europe que plus tard, alors qu’éclatait la crise financière de 2008. La Bulgarie a ouvert la voie (2009), suivi de Malte (2011), du Portugal (2013) puis de Chypre (2014). Ce sont les quatre pays de l’Union à offrir la citoyenneté sans obligation de résidence. Mais c’est Chypre qui offre le programme le plus attractif. Il ne faut que six mois pour obtenir son passeport, et il n’est même pas besoin de se rendre sur l’île. Aucun test de connaissance n’est requis, contrairement au Portugal qui impose un examen de langue par exemple. Le marché y est tellement porteur que Philippe Gelin fait des allers-retours entre Londres et Limassol une semaine sur deux.

Difficile de mesurer le bénéfice, Etat par Etat : « Aucun chiffre officiel ne circule sur l’ampleur du marché. Les gouvernements n’aiment pas publier ce genre d’informations, glisse l’homme d’affaires. C’est un marché de niche, on parle de seulement quelques milliers de dossiers chaque année. Je pense que cela apporte environ 3,5 milliards de dollars par an aux pays concernés. Les Caraïbes représentent un trou noir, il n’y a pas vraiment de chiffres précis. J’évalue le marché entre 500 millions et 1 milliard. » Chypre y gagnerait, selon lui, environ 1 milliard de dollars par an. Malte et le Portugal en tireraient chacun un demi-milliard d’euros. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

La curieuse indulgence de Bruxelles

« Le programme argent contre-passeport dope notre croissance, c’est incontestable. Mais il est difficile d’en mesurer précisément l’impact », estime Harris Georgiades. L’île affiche, en tout cas, une santé insolente. Elle devrait réaliser 3,5% de croissance cette année. Et, depuis trois ans, s’offre même le luxe de dégager des surplus budgétaires.  «C’est l’une des meilleures performances européennes en termes de PIB », s’est félicité cet automne l’Allemand Klaus Regling. Le président du mécanisme européen de stabilité, qui s’exprimait lors d’une conférence organisée à Nicosie par The Economist, a provoqué un tonnerre d’applaudissements chez les Chypriotes, trop longtemps habitués aux remontrances de Bruxelles.

Accaparée par la crise des réfugiés, la Commission européenne se montre pour l’instant d’une formidable indulgence à l’égard de Chypre. « On parle d’un dialogue entre Bruxelles et Nicosie, mais c’est vraiment gentillet. En tant que commissaire, il faut se battre », raconte Viviane Reading qui avait forcé Malte à durcir les conditions d’octroi de passeports en 2014. Les Chypriotes, eux, jouent volontiers les victimes : « Pourquoi nous stigmatiser ? Chypre n’accorde que 0,3% des nouveaux passeports européens. Et que je sache, aucun de nos citoyens n’est responsable des attentats commis récemment en Europe » , glisse Harris Georgiades. Un coup de griffe contre l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, qui ont ouvert leurs portes à des millions de réfugiés sans pouvoir toujours contrôler leurs identités.

Dans quel pays acheter son passeport ?

Chypre :Le passeport coûte 2 millions d’euros, à investir dans l’immobilier ou une entreprise. L’avantage est la rapidité : il ne faut que six mois pour l’obtenir. Il donne accès à 159 pays sans visa.
Malte :Il faut investir 900 000 euros dans un fonds public ou dans l’immobilier. Le passeport permet de voyager librement dans 168 pays, dont les Etats-Unis et le Canada.
Saint Kitts et Nevis : Pour 250 000 dollars,son passeport ouvre la porte à 130 pays.
Grenade :Le ticket d’entrée est très bas (250 000 dollars), pour un accès à 112 pays.
Sainte-Lucie : C’est l’un des passeports les moins chers du monde : 100 000 dollars, à investir dans un fonds public, l’immobilier ou une entreprise. Il permet de voyager librement dans 125 pays.

Les golden visas, l’autre manière d’appâter les investisseurs

À défaut de vendre des passeports, les grandes puissances mondiales attirent les investisseurs par un autre biais : les golden visas. Le principe est un peu le même. Les étrangers sont invités à investir dans l’économie du pays, en échange d’une carte de résident ou de séjour. Le programme portugais est particulièrement attractif. Il suffit de procéder à un investissement immobilier de 500 000 euros minimum pour décrocher son droit de résidence. En Angleterre, le ticket d’entrée est de 2 millions de livres (soit 2,2 millions d’euros), à investir dans des obligations d’Etat ou une entreprise. Aux Etats-Unis, il est fixé à 1 million d’euros. Quoique moins décrié que la vente de passeports, le dispositif fait également polémique. Car là encore, difficile de connaître l’objectif de ces grandes fortunes : voyager librement en Europe et aux Etats-Unis, ou écouler de l’argent d’origine douteuse ? La France n’offre pas de visa en or, mais elle prévoit un accueil privilégié pour les entrepreneurs (French Tech visa). L’Allemagne est sur la même ligne.

Nicosie, dernière capitale divisée d’Europe

Chypre a longtemps été rattaché à l’Empire britannique. C’est lorsque le Royaume-Uni a redonné son indépendance à l’île en 1960 que sont apparues les premières tensions entre Grecs et Turcs, historiquement très présents à Chypre. La partition de l’île, avec les Turcs au nord et les Grecs au sud, a été actée en 1975. Une ligne verte, facilement franchissable à pied ou en voiture, a été dessinée entre les deux parties. Aujourd’hui, leurs dirigeants plaident pour une réunification, l’idée étant de mettre en place un Etat fédéral avec une présidence tournante et de répartir les terres entre les deux communautés. Mais les dernières négociations, menées cet été sous l’égide de l’ONU, ont échoué. Les Turcs ont refusé de retirer leurs forces militaires de l’île, ce qui constitue un casus belli pour les Grecs. Les négociations se trouvent donc actuellement au point mort, sans beaucoup d’espoir de les voir aboutir ces prochains mois.

Source lesechos

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