Partir s’installer en Israël, pas si simple

Le nombre de juifs de France s’installant en Israël a atteint un niveau record après l’attentat de l’Hyper Cacher, il y a juste deux ans.alya_juifs_france_ineluctable

Moyen de se protéger ou de conforter son identité pour les uns, vieux rêve ou perspective impossible pour d’autres, l’alya, cette migration vers Israël, ne s’improvise pas.

Grande carrure enveloppée dans un pull à fermeture éclair, Marc Boutboul se distingue par un sens de l’humour prononcé assorti d’un goût pour le défi qui l’est tout autant. « Quand les clients me disent qu’ils sont angoissés, je leur fais une petite blague », dit-il dans son bureau, une pièce minuscule et aveugle cachée derrière une palette de marchandises au fond de l’Hyper Cacher de l’avenue de la porte de Vincennes, à Paris.

La France, premier pays d’émigration vers Israël en 2015

Père de trois enfants, Marc Boutboul a repris la direction du magasin il y a un an et demi, quelques mois après cet effroyable vendredi d’hiver que rappelle une sobre plaque apposée sur la façade. Honorant la « mémoire des victimes de l’attentat antisémite du 9 janvier 2015 perpétré dans les locaux du magasin », elle décline les noms des quatre otages tués par le terroriste islamiste Amedy Coulibaly. Tous étaient juifs, ils avaient entre 20 et 63 ans.

L’année même de « l’Hyper Cacher », raccourci resté dans les mémoires pour désigner la prise d’otages, 7 900 juifs de France se sont installés en Israël, effectuant ainsi leur alya, cette « ascension » tout à la fois géographique et spirituelle, essentielle au projet sioniste, qui consiste à immigrer en Terre sainte. Déjà nombreux en 2014 – ils étaient alors 7 231 –, ils l’ont été plus encore en 2015, période au cours de laquelle les départs ont atteint un record historique. « En 2014 et 2015, la France est devenue le premier pays d’émigration vers Israël », rappelle Marc Knobel, directeur des études du Conseil représentatif des Institutions juives de France (Crif).

« Israël aura toujours les bras grands ouverts pour vous. »

Les encouragements appuyés du premier ministre israélien avaient sûrement conforté le choix de départ de certains d’entre eux. « Israël n’est pas seulement le lieu vers lequel vous vous tournez pour prier, Israël est votre foyer », avait lancé Benyamin Netanyahou depuis Jérusalem le lendemain de l’attentat. Un rappel qu’il avait répété à la tribune de la Grande Synagogue de Paris, un jour plus tard, lançant : « Israël aura toujours les bras grands ouverts pour vous. »

L’hospitalité d’Israël n’a pas échappé au directeur de l’Hyper Cacher, qui reçoit régulièrement des dépliants d’information sur l’alya à proposer à ses clients. Mais pas un instant, Marc Boutboul ne s’est senti concerné. « Je ne me suis pas du tout posé la question de partir », dit-il. Bien au contraire. C’est après la prise d’otages que, alors à la tête d’un magasin dans le 11e arrondissement, il a décidé de présenter sa candidature à la direction de l’Hyper Cacher. « Il y avait un gros challenge, il fallait redonner confiance aux clients », explique-t-il.

Une partie de la famille de Marc Boutboul, en Israël, ne comprend pas son choix de demeurer en France. « Tant qu’on ne me le demande pas, je ne partirai pas », insiste-t-il. Il entend rester car il « adore » l’Hexagone, où il est arrivé dans les années 1980 après avoir vécu en Tunisie, mais aussi pour des raisons familiales. « Partir en Israël, ce serait mettre ma famille en péril, rien n’est acquis là-bas, il faut trouver un logement, un travail, lâche-t-il. Pourquoi débâtir quelque chose qu’on a construit ? »

Une demande d’information importante

Les réticences de Marc Boutboul autant que l’incompréhension de ses proches disent les multiples nuances de l’alya, indispensable accomplissement pour certains, déracinement pour d’autres, tentation qui le restera ou amère déception pour d’autres encore. Quelles qu’en soient les raisons – surtout spirituelles pour les plus religieux, davantage politiques, culturelles ou familiales pour les autres –, c’est en tout cas toujours le projet d’une vie, déterminant et longuement mûri.

« Dans l’idée de l’alya, il y a quelque chose qui frôle le mystique, on la rêve, c’est au-delà d’un simple déménagement », explique Daniel Benhaim, directeur de l’Agence juive en France, organisme public israélien chargé de l’immigration au sein de la diaspora. Pour aider à la préparation, ses services proposent de fréquentes réunions d’information, à Paris, mais aussi à Marseille, d’une durée de deux heures environ, adaptées à un public précis – retraités, familles, célibataires. « Les questions sont très simples, elles concernent la vie quotidienne », indique Daniel Benhaim.

Ces rencontres suscitent l’intérêt, malgré des chiffres de l’alya en baisse en 2016 – Israël a accueilli moins de 5 000 olims (« les immigrants ») venus de France. « On est loin du rythme qui a suivi l’Hyper Cacher, quand on faisait huit réunions hebdomadaires, mais la demande d’information reste très importante », ajoute le directeur de l’Agence juive. Environ 12 000 personnes ont assisté à ces réunions cette année.

Des âges plus propices que d’autres pour l’alya

Quand ils franchissent le pas, les olims bénéficient d’une aide de l’État israélien qui finance le billet d’avion, délivre immédiatement la citoyenneté et propose un « panier d’intégration » de 3 500 à 4 000 € par personne. « C’est comme une aide à l’atterrissage », commente Daniel Benhaim. Un soutien censé permettre aux nouveaux arrivants de relever de nombreux défis : l’apprentissage de l’hébreu, dont la connaissance est indispensable pour trouver un emploi comme pour suivre une scolarité, la recherche d’un logement, dans un contexte de cherté de l’immobilier, ou la reconnaissance des diplômes, en voie d’amélioration mais pas toujours acquise.

Pour ces raisons, certains âges de la vie sont plus propices. « Les gens qui montent sont rarement d’âge intermédiaire, c’est-à-dire 40 à 50 ans, indique Marc Knobel, du Crif. Ce sont, le plus souvent, soit des jeunes qui poursuivent des études, soit des personnes âgées qui ont tendance à se regrouper dans des communautés francophones. » Certains couples aisés optent quant à eux pour l’« alya Boeing», qui consiste à travailler en France et à se rendre en Israël le week-end – le nombre de personnes concernées est difficile à quantifier en l’absence de chiffres officiels.

Des retours aux raisons multiples

Il y a aussi les retours, dont les chiffres sont également imprécis car les yeridot – « ceux qui repartent après avoir fait leur alya » – conservent leur citoyenneté. Environ 15 % des olims venus de France ces trois dernières années ont rebroussé chemin, d’après des données publiées fin décembre par l’Agence juive, soit environ 3 000 personnes.

Les olims ne mesurent pas toujours la réalité israélienne avant leur arrivée. « Les Français juifs viennent souvent en Israël, mais pour les vacances, de sorte que d’aucuns mythifient certains aspects, celui d’un pays invulnérable, ou d’une nation seulement de start-up, explique Frédérique Schillo, historienne spécialiste d’Israël (1). Ils ferment les yeux sur d’autres points, plus négatifs, comme la pauvreté, la violence au quotidien ou le fait que la société israélienne est marquée par des rapports sociaux assez secs dans la vie de tous les jours. »

Autant de raisons qui peuvent expliquer des retours en France ou le ralentissement, l’an dernier, des départs vers Israël. Deux mouvements inverses qui tiennent aussi peut-être à un sentiment de prise en considération des menaces qui pèsent sur la communauté juive en France. « Sans les juifs de France, la France ne serait pas la France » : ces mots de Manuel Valls, alors qu’il participait, comme premier ministre, à une cérémonie d’hommage aux victimes de l’attaque contre le supermarché qu’il dirige désormais, ont marqué Marc Boutboul. « Bien sûr, c’est touchant, c’est une marque de sympathie assez profonde », dit-il.

Liée à la situation en Israël, l’alya l’est tout autant à celle qui prévaut en France. « La mobilisation du président de République, du premier ministre et du ministre de l’intérieur a montré un attachement qui ne s’était jamais exprimé de cette manière, indique Daniel Benhaim. Il y a ce sentiment que l’État, par les mots et par les actes, fait le nécessaire pour assurer notre protection. »

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Une nette progression des départs depuis 2012

Depuis 2012, environ 25 000 juifs de France ont fait leur alya – pour une communauté juive
dans l’Hexagone estimée à 500 000 personnes. 2015 a été une année record, avec 7 900 départs pour Israël, confirmant la hausse observée en 2014, qui avait vu déjà 7 231 départs.

Comme en 2014, les juifs de France ont représenté, en 2015, la part la plus importante des 31 500 olims (« les immigrants ») qu’a accueillis l’État hébreu. L’Ukraine, avec 7 000 personnes, a fourni le deuxième contingent le plus important cette année-là.

Pour l’année 2016, environ 5 000 juifs de France ont fait leur alya, soit une légère baisse par rapport à l’année précédente, mais un chiffre qui demeure nettement supérieur aux niveaux relevés pendant la décennie 2000.

L’alya représentant un projet le plus souvent mûri de longue date, qui ne s’improvise pas,
il n’y a pas de lien de cause à effet entre l’attentat de l’Hyper Cacher, le 9 janvier 2015, et le niveau record de départs vers Israël cette année-là. Néanmoins, il peut résulter d’un sentiment de malaise qui s’est installé à partir du début des années 2000.

L’enlèvement et le meurtre du jeune Ilan Halimi, en février 2006, après trois semaines de torture en région parisienne, l’assassinat d’un rabbin et de trois enfants dans l’école juive Ozar Hatorah, à Toulouse, en mars 2012, des manifestations anti-israéliennes durant l’été 2014 ou encore la prise d’otages de l’Hyper Cacher, qui a coûté la vie à quatre personnes, ont contribué à l’augmentation des départs vers Israël ces dernières années.

Marianne Meunier

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