
Dans un podcast israélien de fond, Noam Amir, journaliste sécurité, et Marco Moreno, analyste du renseignement, dissèquent l’enquête du Shin Bet sur les défaillances du 7 octobre.
Ce texte en livre la traduction intégrale en français, une parole interne absente des médias francophones.
Noam Amir :
À la fin, je pense que nous arriverons tous à une conclusion sur ce qui s’est réellement passé.
Je l’espère.
Et j’espère aussi qu’une enquête officielle nous aidera à y parvenir.
Mais je demande une chose très précise :
ne pas précipiter ce débat vers le mot trahison.
Parce qu’à mes yeux, cela place l’événement dans un mauvais cadre.
Notre intention ici est exactement l’inverse :
prendre une enquête, la démonter de manière professionnelle,
avec ton expertise et la mienne,
et dire au public :
— ici, quelque chose ne colle pas ;
— là, on a l’impression qu’on nous raconte des histoires ;
— et ici, ça mérite d’être approfondi.
Ce que tout le monde sait déjà, c’est qu’au 7 octobre, il y a eu 1 200 morts.
On n’a pas besoin d’une enquête pour le savoir.
La vraie question, la question centrale, c’est :
qu’est-ce qui s’est passé ?
Marco Moreno :
On m’a posé des dizaines de fois, peut-être des centaines de fois, cette question pendant la guerre :
« Est-ce que c’était une trahison ? »
Je pense qu’il y a un énorme écart entre ce que le public appelle trahison
et ce que la loi définit comme une trahison.
Dans le langage juridique, une trahison, c’est très précis :
c’est quelqu’un de chez nous qui collabore avec l’ennemi
pour provoquer ce qui s’est passé le 7 octobre.
Ça, c’est une trahison.
Et il faut dire une chose clairement :
nous avons tous peur de ce scénario.
Nous le redoutons tous.
L’idée qu’un membre du système de sécurité – Tsahal, le Shin Bet, peu importe –
aurait aidé l’ennemi pour provoquer ce massacre,
pour des raisons politiques ou autres…
c’est un cauchemar collectif.
Et à chaque fois qu’on m’a posé la question, ma réponse a toujours été la même :
il faut enquêter.
Est-ce qu’il y a eu trahison ?
Ou est-ce qu’il n’y en a pas eu ?
Aujourd’hui, la vérité est simple :
personne n’a enquêté là-dessus.
Personne n’a posé officiellement ce scénario sur la table.
Pourquoi ?
Parce que, aussi bien dans l’armée que dans le Shin Bet,
on refuse même d’imaginer une situation pareille.
On ne veut pas, dans quinze ans,
se réveiller avec un nouveau « Ashraf Marwan »
qui viendra dire :
« Tout ce que vous racontiez il y a quinze ans était faux. »
Je n’ai aucune idée s’il y a eu trahison ou non.
Mais je peux dire une chose :
le fait que cette question ne soit pas examinée
nous amène exactement là où nous sommes aujourd’hui.
Noam Amir :
Et c’est précisément pour ça que toute commission d’enquête,
quelle qu’elle soit – étatique, nationale, gouvernementale, interne, externe –
doit obligatoirement inclure un chapitre
qui pose noir sur blanc la question :
Y a-t-il eu trahison, oui ou non ?
Pourquoi ?
D’abord parce qu’une partie importante du public est convaincue que oui.
Il faut répondre à cette question.
Si la réponse est non,
il faut le dire clairement, preuves à l’appui.
Et si, à Dieu ne plaise, on découvre qu’il y en a eu une,
alors il faudra replacer cet événement dans ses proportions réelles
et tirer toutes les conséquences.
Maintenant, pour répondre à une question que beaucoup d’auditeurs se posent :
est-ce que Marco et moi allons, ici, déterminer s’il y a eu trahison ?
La réponse est non.
Nous n’avons pas les outils pour répondre définitivement à cette question.
Ce que nous pouvons faire, en revanche,
c’est mettre en lumière les zones d’ombre,
pointer les incohérences,
et poser les bonnes questions.
Marco Moreno :
Et aujourd’hui, nous avons choisi de commencer par l’enquête du Shin Bet.
Je ne suis pas sûr qu’un seul épisode suffira,
mais on va essayer.
Je rappelle aussi à nos auditeurs qu’il existe un premier épisode,
que vous êtes évidemment invités à regarder.
Pourquoi commencer par le Shin Bet ?
Pour une raison très simple :
dans l’enquête du Shin Bet,
il y a beaucoup plus de choses cachées que révélées.
C’est d’ailleurs l’un des problèmes majeurs :
on est obligés de se baser sur des documents partiellement censurés.
Et cette opacité ne fait qu’alimenter la question :
y a-t-il eu quelque chose de plus grave, ou pas ?
Malgré tout, nous avons réussi à obtenir deux documents extrêmement importants.
Ils permettent de répondre à une partie des questions,
mais aussi d’en soulever beaucoup d’autres
qui, à mon sens, n’ont pas été suffisamment examinées.
Noam Amir :
Il y a aussi une difficulté narrative fondamentale dans l’enquête du Shin Bet.
D’un côté, on parle d’une organisation secrète.
Personne – ni toi, ni moi, ni le public –
ne veut que le Shin Bet révèle ses capacités opérationnelles.
Sa mission, au final, c’est de nous protéger.
Oui, il a échoué le 7 octobre.
Mais le reste du temps,
il protège les citoyens d’Israël au quotidien,
et souvent de manière remarquable.
Révéler ses méthodes à l’ennemi,
ce serait se tirer une balle dans le pied.
Mais de l’autre côté,
on parle d’un événement majeur, historique, dramatique.
Et là, on est en droit d’exiger un minimum de transparence.
C’est précisément pour ça
que la partie confidentielle d’une commission d’enquête
devra creuser ces sujets beaucoup plus profondément.
Noam Amir :
Je te propose la chose suivante, dis-moi si tu es d’accord.
Nous allons prendre ce que Ronen Bar, l’ancien chef du Shin Bet, a diffusé au public via les médias.
Ce n’est pas une enquête complète, mais il y a dedans des éléments intéressants à analyser.
Je précise :
je n’ai pas lu l’enquête complète du Shin Bet.
Les citoyens ne peuvent pas y accéder, elle n’est pas publique.
Ce que le public a vu, c’est une version filtrée.
Et il faut aussi rappeler une chose importante sur le calendrier.
L’enquête du Shin Bet est publiée en mars 2025.
Je précise volontairement la date, parce qu’un mois plus tard, quelque chose de très important se produit.
Marco Moreno :
Exactement.
Un mois plus tard, dans le cadre du recours devant la Cour suprême contre le limogeage de Ronen Bar,
le Premier ministre révèle au public un protocole secret du Shin Bet.
À ce moment-là, l’enquête n’avait pas encore été publiée officiellement.
S’il n’y avait pas eu de pression publique,
de demandes insistantes,
et de lignes rouges très claires posées par le système politique,
il est très possible que les enquêtes n’auraient pas été publiées du tout.
Tsahal a aussi retardé la publication de ses propres enquêtes.
Et ce n’est que lorsque le nouveau ministre de la Défense, Israël Katz,
a posé un ultimatum avec une date précise,
que les enquêtes ont finalement été rendues publiques.
Noam Amir :
Et là, quelque chose d’important se produit.
Une fois les enquêtes publiées,
deux personnes ne peuvent plus rester en fonction.
Ronen Bar, lui, reste encore accroché à son fauteuil.
Il tente de survivre politiquement.
Mais Herzi Halevi, le chef d’état-major,
quitte déjà la scène.
Ce qui nous amène à un deuxième moment clé :
la fin avril,
lors des audiences à la Cour suprême concernant le limogeage de Ronen Bar.
Et là, le Premier ministre fait — volontairement ou non —
un énorme cadeau au public :
il dévoile un protocole secret
qui donne un contexte très différent
à l’enquête que le Shin Bet diffuse ensuite.
Marco Moreno :
À ce stade, je propose qu’on plonge vraiment dans le fond.
Je ne sais pas si les auditeurs ont lu les documents.
Ils sont accessibles en ligne, sur les réseaux, ce n’est pas un secret d’État.
Ce qui nous intéresse ici,
ce n’est pas seulement les conclusions,
mais les coulisses.
Est-ce qu’on est face à une enquête qui répond réellement à la question
« que s’est-il passé ? »
ou est-ce qu’on est face, comme dans beaucoup d’enquêtes de Tsahal,
à une simple chronologie des événements ?
Une chronologie basée sur le journal opérationnel du Shin Bet.
Minute après minute.
Ce que, honnêtement, nous savons déjà tous.
On l’a vu à la télévision.
Noam Amir :
On n’a pas besoin d’une enquête pour savoir à quelle heure tel événement s’est produit.
Alors faisons comme dans une procédure pénale.
Avant même de rentrer dans les détails,
le juge annonce la conclusion.
Je vais donc commencer par la mienne.
À mes yeux,
l’enquête du Shin Bet telle qu’elle a été présentée au public
n’est pas une véritable enquête.
Elle contient des affirmations extrêmement problématiques
qui, selon moi,
ne correspondent ni à l’esprit du Shin Bet,
ni à son professionnalisme,
ni à son ADN organisationnel.
Il y a même certaines phrases
qui me paraissent très étranges.
Je te le dis en tant que quelqu’un
qui a lu énormément d’enquêtes militaires dans sa vie.
Pas seulement du Shin Bet,
mais aussi du Mossad.
Quand on commence à raconter des histoires dans une partie d’une enquête,
ça jette une ombre sur tout le reste.
Marco Moreno :
Et la question de la crédibilité commence encore plus tôt.
Est-ce qu’un organisme qui a échoué
peut réellement enquêter sur lui-même ?
On entend souvent cette phrase dans les organisations :
« celui qui a échoué doit enquêter sur lui-même ».
Mais la vraie question est la suivante :
le chef de l’organisation,
qui porte la responsabilité du fiasco,
peut-il diriger une enquête véritablement incisive,
capable de regarder les choses en face et de dire :
voilà où nous avons failli ?
Nous savons tous que le Shin Bet a échoué.
Il y a 1 200 morts.
On n’a pas besoin d’un podcast pour le prouver.
La vraie question, c’est :
pourquoi.
Quelles étaient les indications ?
Quels étaient les signaux ?
Pourquoi l’attaque n’a-t-elle pas été identifiée ?
Et si elle a été identifiée,
pourquoi n’a-t-on pas agi correctement ?
Ce sont des questions d’une gravité extrême.
Noam Amir :
Je ne sais pas ce que ça donne concrètement,
la création d’un département d’enquêtes internes au Shin Bet.
J’espère sincèrement que ce département mènera
des enquêtes indépendantes et sérieuses.
Mais revenons au fond.
Ce qu’a fait Alon Zamir avec Sami Turgeman dans l’armée,
il faut le dire,
a prouvé une chose :
ils ont trouvé plus d’enquêtes défaillantes
que d’enquêtes correctement menées.
C’est une humiliation pour Tsahal.
Les enquêtes de Tsahal,
on en parlera dans d’autres épisodes.
Mais ici, je reviens à la question centrale.
Noam Amir :
Je reviens encore une fois à la question de base, parce qu’elle revient sans cesse ces dernières semaines.
Il existe une affirmation selon laquelle, dans la nuit entre le 6 et le 7 octobre,
Ronen Bar ne s’est pas seulement rendu au centre de commandement,
mais qu’il a également convoqué autour de lui tous les cadres supérieurs du Shin Bet.
Et ce point est fondamental.
Pourquoi ?
Parce que lorsque tout le monde est assis autour de la même table,
tout le monde est alors impliqué dans le même échec.
Si c’était une réussite,
Ronen Bar aurait été célébré seul.
Mais lorsqu’il s’agit d’un échec,
le fait d’avoir tout le monde avec lui
permet de diluer la responsabilité.
Et maintenant, regardons cela de manière très précise.
Tous ceux que tu fais venir autour de cette table,
qu’est-ce qu’ils font ensuite ?
Ils analysent l’échec ensemble.
Ils parlent tous le même langage.
Ils partagent tous la même vision.
Et moi, après avoir étudié en profondeur l’enquête du Shin Bet,
je ne suis pas convaincu qu’ils aient réellement plongé
dans la question centrale :
comment avons-nous raté un événement d’une telle ampleur ?
Marco Moreno :
Et encore plus que ça :
est-ce qu’au 6 octobre au soir,
le Shin Bet disposait réellement d’une capacité
qui aurait pu empêcher l’attaque du Hamas ?
Parce qu’on parle d’une période assez longue
durant laquelle on a sous-estimé les capacités du Hamas,
et durant laquelle on a renoncé à collecter
certains types de renseignements.
Ils en parlent dans l’enquête,
on y reviendra.
Mais ce que tu dis est juste :
le fait même que Ronen Bar arrive un vendredi soir,
veille de fête,
avec l’ensemble de l’état-major du Shin Bet,
et que tous les chefs de secteur sud soient dans leurs QG respectifs,
ce n’est pas un événement banal.
Ça n’arrive pas souvent.
Ça n’arrive pas « par routine ».
Encore moins un vendredi.
Encore moins pendant une fête.
Ça signifie une chose très claire :
ils avaient des indications.
Ces indications commencent, semble-t-il, dès le 5 octobre.
Peut-être même avant.
Nous ne le savons pas encore.
Noam Amir :
Entrons maintenant dans l’enquête elle-même.
Il y a une introduction,
que je ne vais pas commenter en détail.
C’est une introduction institutionnelle,
relativement standard.
Mais ensuite, Ronen Bar écrit une phrase clé.
Il dit, en substance :
« Après le déclenchement de l’attaque,
j’ai dit aux membres de l’état-major du service
que l’Histoire jugerait l’organisation sur quatre points. »
Le premier point :
l’absence d’alerte permettant d’empêcher le massacre.
Le deuxième point :
la tentative de freiner l’attaque.
Et là, Ronen Bar parle des équipes opérationnelles
qui étaient déjà sur le terrain,
et de celles qui les ont rejointes,
et qui ont combattu avec courage.
Mais ici, il faut ajouter un élément extérieur à l’enquête officielle.
Selon le témoignage d’Itzik Bontzel,
qui affirme avoir parlé personnellement avec Ronen Bar,
des équipes « Tekila » ont été déployées dès le début de la soirée,
autour de 21 heures.
Pas à deux ou trois heures du matin.
Dès le début de la nuit.
Marco Moreno :
Et ça soulève une question extrêmement lourde.
Pas seulement :
quand as-tu vu les signes avant-coureurs ?
Mais surtout :
qu’as-tu fait avec ces signes ?
Parce que si tu déploies des équipes Tekila la veille d’une fête,
et que tu descends toi-même au centre de commandement,
cela signifie que tu perçois une menace réelle.
Pas une menace de 5 000 terroristes,
certes.
Mais une menace concrète.
Et là surgit la première grande question :
comment se fait-il que tu gères cet événement seul ?
Où est ton appel au chef d’état-major ?
Où est ton appel au ministre de la Défense ?
Où est ton appel au Premier ministre,
via son secrétaire militaire ?
Pourquoi n’as-tu aucun partenaire
dans la gestion de cet événement ?
Noam Amir :
Et ce n’est même pas seulement une question de renseignement.
Prenons un instant pour expliquer aux auditeurs
ce qu’est une équipe Tekila.
Ce sont quelques combattants,
extrêmement expérimentés,
destinés à répondre à des scénarios très complexes.
Mais si je suis le chef du Shin Bet
et que je pense qu’il pourrait y avoir une attaque,
je ne comprends pas pourquoi j’envoie uniquement des équipes Tekila.
De quoi parle-t-on exactement ?
De l’infiltration de quelques cellules ?
Deux cellules ? Trois cellules ?
Même dans ce cas,
trois cellules,
ça dépasse déjà les capacités d’une équipe Tekila.
Sans minimiser leur valeur,
une section de Golani,
par exemple,
est bien plus adaptée à ce type de scénario.
Parce qu’on ne parle pas d’un terroriste isolé
avec une ceinture explosive à Jaffa,
qu’il faut neutraliser discrètement.
On parle d’une infiltration armée à partir de la frontière.
Noam Amir :
Quand une infiltration se fait par une frontière,
tu as besoin d’une force militaire structurée.
Tu as besoin de soldats équipés, protégés,
avec des moyens de feu,
des grenades,
des communications intégrées avec la zone.
Les combattants Tekila n’ont pas de véhicules blindés.
Ils n’ont pas l’équipement d’une force régulière.
Ils ne sont pas conçus pour stopper une attaque frontalière.
Donc je repose la question, calmement, méthodiquement :
pourquoi l’armée n’a-t-elle pas été impliquée ?
Pourquoi Tsahal n’a-t-elle pas été alertée ?
Pourquoi elle n’a pas été intégrée à la gestion de cet événement ?
Marco Moreno :
Et il y a un autre élément majeur dans cette nuit-là,
un événement immense,
qui se déroule dans la même zone.
Un événement qui, officiellement, est sous responsabilité de la police,
sans coordination directe avec l’armée.
Je parle bien sûr du festival Nova.
Maintenant réfléchis un instant.
Tu sais qu’il existe un risque d’infiltration.
Tu sais que des cellules pourraient franchir la frontière.
Et tu sais qu’il y a, à quelques kilomètres de là,
des milliers de jeunes rassemblés dans un événement de masse.
Que se passe-t-il si une cellule contourne tes équipes Tekila ?
Ou pire,
si elle neutralise l’une de ces équipes
et poursuit sa progression ?
Tu te retrouves avec un massacre potentiel.
Et pourtant, l’enquête ne répond pas à une question pourtant élémentaire :
le Shin Bet a-t-il vérifié quels événements se déroulaient dans la zone cette nuit-là ?
A-t-il informé la police ?
A-t-il alerté les organisateurs ?
A-t-il envisagé le scénario d’une attaque ciblant un rassemblement civil ?
Rien de tout cela n’apparaît clairement.
Noam Amir :
Et je sais déjà ce que le Shin Bet répondra.
Ils diront :
« Le renseignement était extrêmement sensible.
Nous ne pouvions pas partager l’information avec la police
par crainte pour la sécurité des sources. »
Mais cette réponse ne tient pas.
Parce que le Shin Bet n’est pas un corps chargé de la défense des frontières.
Ce n’est pas l’armée.
Le Shin Bet est un service de renseignement.
Oui, il a des capacités opérationnelles,
mais il ne protège pas les frontières.
Il ne le fait pas au Liban.
Il ne le fait pas en Syrie.
Il ne le fait pas en Judée-Samarie.
Partout ailleurs,
il travaille main dans la main avec Tsahal.
Alors pourquoi, cette nuit-là,
a-t-il agi seul ?
Marco Moreno :
Et si vraiment la préoccupation principale était la protection des sources,
alors il existait une solution évidente :
faire appel à la Sayeret Matkal.
La Sayeret Matkal travaille en permanence avec le Shin Bet.
Ils savent gérer du renseignement ultra-sensible.
Il aurait pu mobiliser une unité entière.
Coordonner avec leurs commandants.
Dire :
« Nous avons une information sensible.
Déployez des forces avec nous. »
Mais cela n’a pas été fait.
Pourquoi ?
Noam Amir :
Et je vais te dire pourquoi, selon moi.
Parce que, un an plus tard,
quand Tsahal présente ses enquêtes pour la première fois,
le porte-parole de l’armée de l’époque, Daniel Hagari,
déclare quelque chose de très grave :
« Le Shin Bet n’a pas coopéré avec nous.
Jusqu’à aujourd’hui, nous ne savons pas
combien de signaux se sont allumés cette nuit-là. »
C’est une phrase explosive.
Parce que même après les enquêtes,
le renseignement militaire reste aveugle
sur ce que le Shin Bet a vu cette nuit-là.
Et quand apprend-on enfin combien de signaux se sont allumés ?
Uniquement lorsque le Shin Bet publie son enquête.
Marco Moreno :
Et là, on peut poser une hypothèse —
je dis bien une hypothèse.
Peut-être que Ronen Bar n’a pas mobilisé la Sayeret Matkal
parce qu’il ne voulait pas partager l’information avec l’AMAN.
Peut-être qu’il pensait :
« Je sais mieux que tout le monde.
Ils ne feront que me gêner. »
Et peut-être aussi qu’il imaginait le scénario suivant :
à six heures et demie du matin,
au centre de commandement,
il annoncerait avoir neutralisé trois cellules terroristes
et serait présenté comme celui qui a sauvé le pays.
Je ne l’affirme pas.
Je pose la question.
Noam Amir :
Mais cette hypothèse s’appuie sur une réalité connue :
le Shin Bet, depuis des années,
ne travaille jamais seul sur une frontière.
Ce n’est pas son rôle.
Ce n’est pas sa doctrine.
Il agit seul face à un terroriste isolé.
Face à un kamikaze.
Face à une cellule clandestine.
Mais sur une frontière,
c’est toujours en coordination avec l’armée.
Il n’existe aucun scénario logique
dans lequel le Shin Bet gère seul une menace d’infiltration frontalière.
Marco Moreno :
Il n’existe pas un seul précédent,
pas un seul cas documenté,
où le Shin Bet a décidé, de son propre chef,
de gérer une menace d’infiltration frontalière
sans impliquer Tsahal.
Ni au Liban.
Ni en Syrie.
Ni en Judée-Samarie.
Alors pourquoi ici ?
Pourquoi cette nuit-là ?
Ce n’est pas seulement une question tactique.
C’est une question de doctrine.
Le Shin Bet n’est pas le propriétaire de la frontière.
Il n’est pas le commandant de la zone.
Il n’est pas responsable de la défense territoriale.
Donc soit quelqu’un a pris une décision hors cadre,
soit quelqu’un a estimé
qu’il n’était pas nécessaire de partager l’information.
Dans les deux cas,
c’est extrêmement grave.
Noam Amir :
Et je vais aller encore plus loin.
Si Ronen Bar a effectivement pris cette décision seul,
alors nous ne parlons plus d’une simple erreur de jugement.
Nous parlons d’une négligence grave,
peut-être même d’une faute professionnelle lourde.
Parce qu’il a engagé des combattants
dans une mission pour laquelle
ils n’avaient aucune chance réelle.
Les équipes Tekila sont extraordinaires.
Mais elles ne sont pas conçues
pour affronter des dizaines de terroristes lourdement armés.
Elles n’ont pas de blindage.
Elles n’ont pas de puissance de feu adaptée.
Elles n’ont pas de capacité de tenue du terrain.
Marco Moreno :
Et rappelons un fait douloureux :
toutes les équipes Tekila déployées cette nuit-là
ont été tuées.
Toutes.
Cela pose une question morale,
au-delà même de la question opérationnelle.
Comment un chef de service
peut-il envoyer des hommes
dans une mission impossible,
sans leur donner les moyens adéquats,
sans coordination militaire,
sans couverture aérienne,
sans renforts ?
Noam Amir :
Et ce qui est encore plus troublant,
c’est que ce scénario —
celui de 60 à 70 terroristes,
répartis en plusieurs cellules —
était le scénario de référence officiel.
C’est écrit noir sur blanc.
Le Shin Bet affirme
que le « worst case scenario » cette nuit-là
était une infiltration limitée,
localisée,
contrôlable.
Donc même selon leur propre évaluation,
l’envoi d’équipes Tekila
ne correspond pas à la menace décrite.
Parce que même 60 à 70 terroristes,
ce n’est pas une mission pour le Shin Bet.
C’est une mission militaire.
Marco Moreno :
Et là, on touche au cœur du problème.
Le Shin Bet explique son raisonnement ainsi :
ils ont surestimé les capacités du dispositif frontalier
et des forces de Tsahal déjà présentes sur la ligne.
Autrement dit :
ils ont cru que la barrière,
les postes,
et les forces existantes
suffiraient à contenir l’événement.
Et que les équipes Tekila
n’étaient qu’un complément ponctuel.
Mais qu’on nous montre un seul exemple,
un seul cas antérieur,
où le Shin Bet a agi de cette manière
dans une situation comparable.
Un seul.
S’il n’y en a pas,
alors ce n’est pas une erreur.
C’est une construction a posteriori.
Noam Amir :
Et c’est exactement pour cela
que nous disons que ce document
n’est pas une véritable enquête.
C’est une note de justification.
Un texte destiné à expliquer,
à rationaliser,
à protéger des décisions déjà prises.
Une enquête,
une vraie,
pose des questions difficiles,
y compris à ses propres dirigeants.
Ici, nous ne voyons pas cela.
Marco Moreno :
Je veux ajouter quelque chose d’encore plus dérangeant.
Si l’on accepte, ne serait-ce qu’un instant,
le raisonnement présenté dans l’enquête du Shin Bet,
alors on doit se poser une question simple :
qui, dans toute la chaîne de commandement,
a contesté cette décision ?
Qui a dit :
« Attendez, ce n’est pas notre rôle » ?
« Attendez, on doit impliquer Tsahal » ?
« Attendez, ce scénario dépasse nos capacités » ?
Parce qu’un service comme le Shin Bet
n’est pas composé d’un seul homme.
Ce sont des dizaines de cadres supérieurs,
des chefs de divisions,
des chefs de départements,
des officiers d’expérience.
Et pourtant,
dans l’enquête publiée,
on ne voit aucune trace de débat interne.
Noam Amir :
Exactement.
Et c’est là que l’absence de protocoles complets
devient un problème majeur.
Le Shin Bet est une organisation
qui documente tout.
Tout est enregistré.
Tout est consigné.
Tout est archivé.
Il n’existe pas de « discussions informelles »
à ce niveau de responsabilité.
Alors pourquoi ne voyons-nous rien ?
Où sont les échanges ?
Où sont les objections ?
Où sont les divergences d’analyse ?
Une commission d’enquête sérieuse
devra exiger ces documents.
Pas des résumés.
Pas des communiqués de presse.
Les protocoles bruts.
Marco Moreno :
Parce que c’est là, et uniquement là,
que se trouve la vérité.
Qui a dit quoi ?
À quelle heure ?
Sur la base de quelle information ?
Et surtout :
qui a choisi de ne pas agir ?
Car au final,
même si quelqu’un a proposé
d’impliquer l’armée,
la décision finale appartient au chef du service.
Et cette décision a été :
ne pas réveiller le Premier ministre,
ne pas transmettre l’ensemble du renseignement à Tsahal,
ne pas déclencher une montée en alerte.
Noam Amir :
Et c’est là que la notion de « responsabilité »
devient problématique.
Dans l’enquête,
Ronen Bar dit :
« Je prends la responsabilité. »
Mais il faut être très clair :
ce n’est pas une question de responsabilité.
C’est une question de culpabilité.
La responsabilité, c’est une erreur.
La culpabilité, c’est une négligence.
Ici, on ne parle pas d’une mauvaise interprétation mineure.
On parle de décisions prises
en contradiction avec la doctrine,
avec l’expérience,
avec les procédures existantes.
Marco Moreno :
Et je veux rappeler quelque chose d’important.
Très tôt, dès le 8 octobre,
des conseillers en communication
sont entrés dans les systèmes de sécurité.
Le message était simple :
« Prenez la responsabilité.
Cela fera baisser la pression. »
Mais le public n’a pas besoin
que quelqu’un « prenne la responsabilité ».
Le public a besoin de savoir pourquoi.
Pourquoi les signaux n’ont-ils pas été intégrés ?
Pourquoi le modèle d’alerte n’a-t-il pas été activé ?
Pourquoi les informations n’ont-elles pas circulé ?
Noam Amir :
Et tant que ces questions restent sans réponse,
aucune enquête ne pourra être considérée comme crédible.
Parce que sans le « pourquoi »,
on ne peut pas tirer de leçons.
Et sans leçons,
le prochain échec est inévitable.
Marco Moreno :
Regardons maintenant ce que le Shin Bet écrit noir sur blanc
à propos de l’envoi des équipes Tekila,
et essayons de clore ce chapitre de manière factuelle.
Je lis :
« L’envoi d’une force Tekila comme réponse à un scénario de raid ponctuel,
la surestimation des capacités de l’obstacle terrestre
et des forces de Tsahal déployées à la frontière,
ainsi que la nature des échanges durant la nuit
entre le Shin Bet et le commandement Sud,
ont contribué au sentiment des décideurs
que les actions entreprises
étaient proportionnées à la menace. »
C’est ce qu’ils écrivent.
Noam Amir :
Mais écoute bien ce que cela signifie réellement.
Ils disent :
« Nous avons pensé que ce que nous faisions était adapté. »
Ce n’est pas une analyse.
C’est une justification.
Ils ne montrent pas
comment cette évaluation a été construite.
Ils ne montrent pas
quels scénarios alternatifs ont été envisagés.
Ils ne montrent pas
qui a validé quoi.
Marco Moreno :
Et surtout,
qu’ils nous montrent un seul cas,
un seul précédent,
où le Shin Bet a fonctionné ainsi
face à une crainte d’infiltration.
Un seul.
En vallée du Jourdain.
Au Liban.
En Syrie.
S’il n’y en a pas,
alors cette explication
ne tient pas.
Et je te le dis très clairement :
s’ils ne peuvent pas montrer un tel précédent,
alors ils mentent.
C’est aussi simple que ça.
Noam Amir :
Parce que lorsque tu regardes la description des échanges
entre le Shin Bet et le commandement Sud,
et que tu vois que les deux parties
pensent exactement la même chose,
alors personne ne peut sortir du cadre
et dire :
« Attendez, on fait fausse route. »
Et c’est précisément ce qui conduit
au fiasco de cette nuit-là.
Marco Moreno :
Et peut-être,
nous ne le savons pas,
que dans le passé,
des situations similaires ont existé
et qu’une conduite correcte
a permis d’empêcher une attaque.
Peut-être que ce genre de scénario
a déjà été déjoué.
Mais s’il en est ainsi,
alors cela ne fait que renforcer la question :
pourquoi cela n’a-t-il pas été fait cette nuit-là ?
Noam Amir :
Et cela nous amène à une autre question,
qui n’apparaît quasiment pas dans l’enquête.
Le Shin Bet reconnaît
que le plan « Mur de Jéricho »
– le plan de raid du Hamas –
n’a pas été correctement analysé.
Ils reconnaissent
que Sinwar et Deif
avaient déjà envisagé ce type de raid
à plusieurs reprises dans le passé.
Et pourtant,
aucune doctrine opérationnelle
n’a été construite
pour faire face à un tel scénario.
Marco Moreno :
Et ce qui est encore plus troublant,
c’est que ce plan existait depuis des années.
Il circulait.
Il passait de bureau en bureau.
Il entrait dans des tiroirs
lorsque des officiers changeaient de poste.
Il y a même un officier
qui a connu ce plan tout au long de son parcours,
dans plusieurs fonctions clés,
et qui n’a jamais provoqué de véritable discussion stratégique.
Je parle du chef du renseignement militaire,
Aharon Haliva.
Il connaissait ce document.
Il savait qu’il existait.
Et pourtant,
aucun débat sérieux n’a eu lieu.
Noam Amir :
Et regarde ce détail hallucinant.
Lorsque, finalement,
quelqu’un parvient à forcer la tenue d’une discussion
sur ce plan,
on fixe la date…
au lendemain de Souccot.
Le débat devait avoir lieu
après Simhat Torah.
Autrement dit :
après le massacre.
Marco Moreno :
Même si cette réunion avait eu lieu plus tôt,
je ne suis pas certain
qu’un seul débat
aurait suffi à briser la conception dominante.
Mais le fait même
que la discussion ait été repoussée
montre à quel point
le système était aveugle.
Noam Amir :
Et regarde ce qu’ils écrivent eux-mêmes dans l’enquête.
Je lis :
« Défaillances professionnelles dans le traitement du renseignement.
Le traitement des informations accumulées dans les jours précédant le 7 octobre,
et en particulier durant la nuit,
n’a pas été effectué conformément à la doctrine opérationnelle habituelle du Shin Bet.
Cela inclut la non-utilisation du modèle d’alerte développé à cet effet. »
Ils l’écrivent.
Noir sur blanc.
Mais ils ne répondent pas à la seule question qui compte :
pourquoi ?
Pourquoi un service qui a construit, peaufiné, enseigné dans le monde entier
un modèle d’intégration du renseignement
décide, cette nuit-là,
de ne pas l’utiliser ?
Marco Moreno :
C’est exactement le cœur de tout.
Ils disent :
« Nous avions la capacité.
Nous ne l’avons pas utilisée. »
Mais une enquête ne s’arrête pas là.
Une enquête doit dire pourquoi la capacité n’a pas été utilisée.
Est-ce une décision consciente ?
Est-ce une directive ?
Est-ce une peur d’escalade ?
Est-ce une erreur humaine ?
Est-ce une culture organisationnelle malade ?
Sans cette réponse,
ce n’est pas une enquête.
C’est un constat vide.
Noam Amir :
Et tant que cette question reste sans réponse,
on ne saura jamais ce qui nous est réellement arrivé.
Parce que peu importe
le type de commission d’enquête qui sera créée,
ils refuseront tous de répondre à cette question-là.
Pourquoi ?
Parce que la réponse mettrait en cause
non pas une personne,
mais le cœur du système.
Marco Moreno :
Et c’est pour cela que, à mon sens,
le nouveau chef du Shin Bet devra faire quelque chose de très courageux.
Il devra lancer
un véritable processus d’assainissement interne.
Pas seulement dire :
« Nous avons échoué. »
Mais dire :
« Voilà pourquoi nous avons échoué.
Voilà où notre ADN organisationnel s’est brisé.
Voilà pourquoi nous avons agi à l’encontre de tout ce que nous savions faire. »
Noam Amir :
Et cette question dépasse le Shin Bet.
Elle touche Tsahal.
Elle touche le renseignement militaire.
Elle touche l’ensemble du système de sécurité.
Parce que lorsqu’un système entier
agit à l’encontre de ses propres principes,
ce n’est pas un accident.
C’est un symptôme.
Marco Moreno :
Un symptôme d’un système
qui ne tolère plus la contradiction.
Qui n’écoute plus les voix dissonantes.
Qui préfère la conformité au courage.
Les rares personnes
qui ont osé penser autrement,
qui ont osé alerter,
qui ont osé sortir du cadre,
ont été mises de côté.
Et au final,
il ne reste dans le système
que ceux qui savent s’aligner.
Noam Amir :
Et c’est ainsi
qu’on arrive à une nuit
où tout le monde pense pareil,
tout le monde voit la même chose,
tout le monde se trompe de la même manière.
Et quand tout le monde se trompe ensemble,
personne ne freine.
Marco Moreno :
La ligne de fond est simple.
Le 7 octobre
n’est pas le résultat
d’un manque de renseignements.
Ce n’est pas le résultat
d’un manque de capacités.
C’est le résultat
d’une négligence grave
au sein d’un système
qui avait tout ce qu’il fallait
pour empêcher ce qui s’est produit.
Noam Amir :
Ce n’est pas une histoire d’« erreur ».
Ce n’est pas une histoire de « surprise totale ».
C’est une histoire
de décisions,
de non-décisions,
et d’un refus de regarder la réalité en face.
Marco Moreno :
Et tant que nous ne traiterons pas cela honnêtement,
tant que nous ne ferons pas de véritables enquêtes,
le slogan de « victoire totale » restera vide.
La victoire commence
par la vérité.
Noam Amir :
Je suis entièrement d’accord.
Le chemin vers une véritable victoire
passe par des enquêtes authentiques.
Pas des communiqués.
Pas des justifications.
Pas des récits arrangés.
Des enquêtes qui répondent à une seule question :
pourquoi cela est-il arrivé ?
Marco Moreno :
Merci à vous de nous avoir écoutés.
Nous espérons avoir apporté
un peu de clarté
dans un océan de zones d’ombre.
Noam Amir :
Merci Marco.
Et n’oubliez pas :
ce podcast, Shomer Saf,
existe grâce à vous.
Un shekel par jour,
et vous nous permettez
de continuer à poser les questions difficiles.
Nous nous retrouvons très bientôt
dans le prochain épisode.


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