Être juif c’est hériter d’un traumatisme. Interview d’Emmanuelle Friedmann par Guilaine Depis 

Sur « Après la Shoah – le traumatisme en héritage »

aux Éditions Une autre voix

Emmanuelle Friedmann

Emmanuelle Friedmann, vous écrivez qu’« être juif c’est hériter d’un traumatisme ». Concernant votre propre histoire et celle de vos témoins, il s’agit bien sûr de la Shoah, qui a porté la haine à un niveau inimaginable et dévastateur. Ceci dit, la Shoah commence en 1941. Pouvez-vous nous parler de l’identité juive précédant ce crime barbare du XXe siècle ? Y a-t-il eu d’autres exterminations des Juifs de cette ampleur au cours de l’Histoire ?

Avant la Shoah, l’identité juive s’était construite pendant des millénaires autour d’une tradition religieuse, d’une culture riche et d’une vie en diaspora dans une Europe majoritairement chrétienne. L’histoire juive est traversée de persécutions majeures, répressions romaines, massacres des Croisades, expulsions médiévales, pogroms d’Europe de l’Est, mais aucune n’avait l’ampleur, la systématicité et l’objectif total d’extermination que portera la Shoah. Celle-ci est unique par son projet industriel de destruction de tous les Juifs d’Europe, mais elle s’inscrit dans une longue histoire de vulnérabilité et de résilience du peuple juif.

Daniel Horowitz a écrit un essai sur le judaïsme athée « Leibowitz ou l’absence de Dieu », d’autres personnalités comme Raphaël Enthoven se considèrent « Juifs athées ». Vos témoins ont des avis divergents sur la place de la religion dans le sentiment de judéité. Avez-vous la foi ?

Je pense que l’identité juive ne se réduit pas à la religion et c’est l’une de ses particularités les plus fortes. On peut être juif par culture, par histoire familiale, par langue, par mémoire, par appartenance à un peuple, sans être pratiquant ou même croyant. Avant la guerre, et aujourd’hui dans une moindre mesure, il existe des Juifs religieux, des Juifs non religieux, des Juifs athées, des Juifs agnostiques, des Juifs laïcs attachés surtout à la culture ou à l’histoire.

Dans la tradition juive elle-même, l’identité n’a jamais été uniquement une question de foi : c’est davantage une idée de continuité, un lien avec les générations précédentes, des références, une manière d’être au monde.

Cela fait pleinement partie de la pluralité, de la richesse, de l’identité juive. C’est ce qu’explique Alain Finkielkraut dans son livre, Le Juif imaginaire.

De mon côté, je ne saurais pas répondre clairement à la question sur la foi, mais la spiritualité fait partie de ma vie.

Votre livre met en lumière que tous vos témoins ont « le Syndrome du survivant dont souffraient leurs parents ». Pensez-vous que ce soit un fardeau pour toutes les prochaines générations ou qu’il tendra à s’alléger ? Si l’allègement de cette douleur s’avérait possible, la tiendriez-vous pour « positive » afin de rendre la vie moins infernale ?

Oui, ce poids s’allège avec le temps, plus exactement, il se transforme. Le syndrome du survivant a marqué de manière très directe les enfants de rescapés, mais ce que les générations suivantes reçoivent n’est plus la même douleur, c’est une mémoire, une vigilance, une manière d’habiter et de voir le monde.

Ce qu’on n’avait pas imaginé, en revanche, c’est le retour de l’antisémitisme, on nos générations et celle de nos parents se souviennent de ce que l’on disait après la guerre, « Plus jamais ça ». Le 7 octobre a frappé les jeunes générations comme la Shoah avait frappé celles d’avant par le choc, la sidération et la prise de conscience que la haine peut resurgir de façon aussi brutale.

Mais je nuancerais, l’héritage de traumatisme ne pas de « rendre la vie infernale ». Hériter de cette souffrance, c’est aussi hériter d’une conscience du monde, d’une empathie, du sens de l’histoire. Ce leg est lourd, certes, mais il porte en lui quelque chose de profondément humain, qui peut devenir une force.

Sophie Bram évoque sa « phobie de l’enfermement », Nathalie Rothschild sa peur que son fils soit kidnappé, Viviane de Bouty dont la mère a été torturée par Klaus Barbie dans une baignoire, sa peur de l’eau, toutes ces souffrances posant un voile noir sur la vie ; Se sont-elles transmises par le récit de souvenirs ou demeurent-elles des énigmes dues à l’intuition ?

Je répondrais à cette question avec cette citation de Boris Cyrulnik : « Si je parle et que je raconte mon histoire, je traumatise mes enfants ; si je ne parle pas, je les angoisse. »

C’est exactement cela : il y a, d’un côté, les récits que les parents ont confiés, souvent de manière fragmentaire, maladroite, parfois trop tôt ou trop tard. Les enfants ont tenté de retrouver la chronologie, le fil de ces récits. Et il y a, de l’autre côté, les parents qui sont restés silencieux. Mais leurs enfants ont été les témoins des gestes, les réactions disproportionnées, des peurs inexplicables, des cauchemars, des colères soudaines de ces parents tout autant traumatisés que les premiers. Tout ce non-verbal transmet l’histoire autant que les mots.

Au fond, quoi qu’on fasse, le traumatisme circule : il passe par le langage, ou par son absence. Il se transmet comme un héritage que l’on n’a pas choisi mais que l’on peut, en revanche, élaborer, comprendre, mettre en récit à notre tour. C’est autour de ce travail-là que se trouve la possibilité d’alléger, de transformer, de transcender cet héritage.

Véronique Pizon fait référence à l’épigénétique en biologie pour expliquer le stress, pouvez-vous développer cette hypothèse ? Pensez-vous que quelque chose soit inscrit dans l’ADN ?

L’épigénétique est précisément le domaine qui permet d’explorer cette intuition.  Le stress intense, le trauma, peuvent laisser des traces biologiques qui ne modifient pas l’ADN lui-même, mais la manière dont il s’exprime.

On ne parle donc pas d’une transformation du code génétique, mais de marques épigénétiques qui activent ou inhibent certains gènes liés au stress, à la mémoire, au système immunitaire.

Ce qui est fascinant, c’est que certaines de ces marques peuvent être transmises à la génération suivante. Les études sur les descendants de personnes exposées à des traumatismes extrêmes (famine, guerre, génocide) montrent des différences mesurables dans la régulation hormonale du stress, dans les niveaux de cortisol notamment. Cela ne signifie pas que la souffrance est écrite dans l’ADN au sens d’un destin biologique immuable. Mais cela veut dire que le vécu peut modeler l’expression des gènes, et que ces traces peuvent voyager d’une génération à l’autre avant même les mots, les récits, ou les silences.

En ce sens, oui : quelque chose du trauma s’inscrit dans la biologie, et se transmet.
Mais ce quelque chose n’est pas une condamnation : l’épigénétique montre aussi que ces marques peuvent être modifiées, atténuées, réécrites par l’environnement, le soin, la parole, la relation. C’est un héritage, certes, mais un héritage vivant, donc transformable.

Être Juif c’est aussi – vous l’évoquez vous-même ainsi que le comique Patrick Braoudé – avoir un sacré sens de l’humour ? Est-ce le corollaire inévitable pour stimuler l’élan vital au milieu des blessures ? Les Juifs ont souvent une extraordinaire joie de vivre, la qualifieriez-vous plutôt de joie de survivre ?

Je me méfie un peu des clichés, mais il est vrai que l’humour tient une place importante dans beaucoup de familles juives. On pourrait dire, que « l’humour est la politesse du désespoir », une manière de mettre la douleur à distance.

Mais ce n’est pas seulement une façon de survivre. C’est aussi une façon de rester dans la vie. L’humour juif est souvent un humour de lucidité, d’auto-dérision, qui permet de ne pas se laisser enfermer ni par les blessures, ni par les stéréotypes.

Je ne parlerais donc pas de « joie de survivre », qui réduirait l’identité juive au trauma. Je dirais plutôt que l’humour est une forme de résistance intime, une manière de rester libre et vivant.

Michaël Prazan nous bouleverse lorsqu’il parle du 7 octobre qui lui rappelle « l’héritage des pogroms », concluriez-vous qu’il y a une malédiction éternelle du peuple juif ou que l’antisémitisme pourra un jour définitivement s’éteindre ?

Évoquer l’héritage les pogroms, c’est parler de la résonance lorsqu’un événement comme le 7 octobre survient, il active une mémoire très ancienne d’insécurité et de vulnérabilité. Cela ne signifie pas que l’histoire se répète à l’identique ou qu’elle serait vouée à se répéter.

L’antisémitisme n’est pas une fatalité biologique ou mystique : c’est un phénomène humain, culturel, politique, donc un phénomène qui peut reculer, être combattu, disparaître.

Je ne sais pas si l’antisémitisme s’éteindra définitivement. Mais je suis convaincue qu’il n’y a aucune malédiction. Il y a des mécanismes de haine qui, eux, peuvent être démontés, contrés, éduqués, déconstruits.

Et surtout, il y a la capacité du peuple juif à traverser les siècles, à créer, à penser, à transmettre, malgré tout. Cette part-là, indestructible, dément à elle seule toute idée de malédiction.

Aujourd’hui, Éric Zemmour parle de « l’identité chrétienne » de la France comme si selon lui le christianisme était le seul monothéisme qui laisse l’homme libre de croire ou de ne pas croire ? Un chrétien qui n’a pas la foi cesse aux yeux de l’Église d’être un chrétien. Alors que chez les Juifs, l’identité a une force davantage incontestable puisqu’un ensemble culturel se transmet. Guy Konopnicki par exemple en parle dans votre enquête. Au fond, selon vous, Zemmour aspire-t-il à donner aux chrétiens un sentiment d’appartenance à une identité indépendamment de la foi semblable à celui des Juifs ? Estimez-vous cela possible ?

Il me semble que ce que Zemmour décrit relève davantage d’une construction politique et symbolique que d’une réalité historique ou religieuse. L’idée d’une « Identité chrétienne » qui serait indépendante de la foi est en contradiction avec la tradition chrétienne elle-même : un chrétien qui ne croit plus n’est pas considéré comme tel par l’Église, alors que chez les Juifs, l’identité se transmet de manière culturelle, familiale et historique, même sans pratique religieuse.

On peut comprendre cette volonté de donner aux Français un sentiment d’appartenance collective, comparable à celui des communautés juives : un socle d’histoire, de culture et de mémoire partagée. Mais sur le plan réel, ce n’est pas exactement la même chose : le judaïsme repose sur une continuité culturelle et communautaire très ancienne, qui s’est construite dans la diaspora et face aux persécutions. Il ne suffit pas de déclarer une identité pour qu’elle fonctionne de la même manière.

On peut sans doute s’inspirer de ce modèle, mais l’identité ne se décrète pas : elle se vit, se transmet et se tisse dans le temps, avec des racines historiques et culturelles profondes.

Michel Vernay est troublant lorsqu’il évoque le peuple juif comme ayant « beaucoup d’histoire et peu de géographie ». Il considère que « son appartenance première est à la France et à l’Europe » (sans contradiction avec sa judéité). En est-il de même pour vous ? Voulez-vous être enterrée en France ?

Je suis profondément attachée à mon identité française, à ses valeurs, à sa laïcité. Je n’aurais pas voulu que mes grands-parents paternels s’installent ailleurs qu’en France : c’est dans ce pays qu’ils ont construit leur vie, celle de leurs enfants, de leurs petits-enfants et de leurs arrière-petits-enfants, malgré tout ce qu’ils ont traversé. Quant à l’idée d’y être enterrée, je ne sais pas encore… mais continuer d’y vivre, oui, profondément.

Le parti antisémite LFI vous semble-t-il obscène de comparer les morts de Gaza à un génocide ? Sont-ils davantage victimes du Hamas que de la politique de Netanyahu ?

Parler de génocide dans le contexte de Gaza est une erreur historique : ce terme renvoie à une intention d’extermination systématique qui n’est pas comparable à la Shoah. Cela dit, les deux peuples souffrent et ont souffert de manière terrible. Je trouve profondément regrettable qu’on n’ait pas toujours assez d’envergure ni de culture historique pour distinguer les situations. C’est encore plus inquiétant que certains le fassent à des fins électoralistes. Quant aux responsabilités, il est clair que les victimes civiles paient un lourd tribut aux violences du Hamas.

Êtes-vous optimiste ou pessimiste sur l’avenir des Juifs de France ?

Tragiquement, on dit que les optimistes ont fini à Auschwitz et les pessimistes à New York. Je ne suis ni béatement optimiste, ni complètement désespérée. Mais il est vrai qu’en ce moment, il est un peu difficile d’être optimiste… mais il faut essayer, malgré tout de le rester un peu. J’avoue que j’ai peur pour mes enfants et que je me pose des questions sur l’avenir lorsque j’observe certaines familles changer leurs noms, se demander s’ils ne vont pas faire leur alyah…

Mais ce que nous vivons au niveau local est parfois différent. Nos vies quotidiennes, nos quartiers, nos liens sociaux offrent un sentiment de sécurité. Je navigue entre vigilance, lucidité et attachement à la France.

© Guilaine Depis

« Après la Shoah – le traumatisme en héritage ». Éditions Une autre voix

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