Il existe aujourd’hui une situation paradoxale : un parti dont l’histoire fut longtemps marquée par un antisémitisme revendiqué cherche désormais à se présenter comme le défenseur des Juifs, tandis qu’un autre, issu d’une tradition antiraciste et longtemps perçu comme un allié naturel, suscite inquiétude, incompréhension et sentiment de trahison.
D’un côté, un mouvement dont l’antisémitisme, sans toujours se constituer en doctrine, imprégnait néanmoins sa langue d’origine¹. Caroline Fourest² a largement documenté cette matrice initiale : vocabulaire codé, imaginaire nationaliste opposant les « enracinés » aux « déloyaux », dénonciation récurrente d’élites soupçonnées de travailler contre le « peuple » — autant d’éléments qui composaient un cadre discursif où les Juifs apparaissaient souvent comme figure d’altérité. Selon elle, cette culture politique ne s’efface pas par simple changement de nom ou stratégie : elle persiste sous forme de réflexes, de tonalités, parfois de décalages entre le discours de la direction et celui des sympathisants. Fourest reconnaît la volonté réelle de normalisation manifestée par Marine Le Pen, mais souligne que cette normalisation demeure fragile tant qu’aucune autocritique idéologique explicite n’a été formulée. Le RN s’est éloigné de son antisémitisme originel, mais cet héritage reste visible pour qui examine les sédiments de son imaginaire.
De l’autre, une gauche qui se voulait protectrice des minorités et contribue désormais à nourrir un climat d’hostilité envers les Juifs. Dans ce renversement, les Juifs de France se trouvent confrontés à une énigme : comment distinguer ce qui relève de la mémoire de ce qui relève du présent, ce qui demeure symbolique de ce qui devient effectif, et comment agir lorsque les repères hérités cessent d’orienter l’action ?
Cette mémoire pèse encore. Pourtant, le RN dirigé par Marine Le Pen a engagé une rupture avec cet héritage, allant jusqu’à exclure son père du parti précisément pour ses propos antisémites. Il affiche désormais un discours sans ambiguïté : solidarité avec les victimes juives, condamnation des agressions, soutien à Israël, normalisation portée par Jordan Bardella³. Aucun acte antijuif récent n’a été attribué à des militants du parti. Ce contraste — un passé lourd, un présent maîtrisé — déroute une partie de la communauté juive, car il contredit l’idée selon laquelle un parti demeure fidèle à ses origines.
Le trouble s’accentue lorsqu’on observe l’autre versant du paysage politique. Jean-Luc Mélenchon multiplie glissements, sous-entendus, refus de nommer le terrorisme islamiste⁴, et ses déclarations laissent entendre que la douleur juive serait suspecte. La confusion entretenue entre critique d’Israël et mise en cause implicite des Juifs a été relevée par le CRIF⁵, la LICRA⁶, de nombreux intellectuels et d’anciens élus LFI. Cette inquiétude a pris une dimension nouvelle depuis la plaidoirie de Richard Malka⁷, publiée sous le titre Passion antisémite¹⁴, où l’avocat rassemble les déclarations, tweets et prises de position de cadres LFI, révélant une cohérence idéologique d’une gravité particulière.
Ce que Malka reproche à LFI est d’avoir laissé s’instaurer un antisémitisme devenu moral, fondé sur une opposition fantasmée entre dominants et dominés. Il rappelle l’usage du terme « diaspora » pour désigner les Juifs français⁸, les insinuations visant Yaël Braun-Pivet, supposée « camper à Tel-Aviv »⁹, le tweet accusant les manifestants contre l’antisémitisme d’être « complices » de massacres, ou encore la qualification de l’antisémitisme de « résiduel ». Malka souligne aussi, à travers les départs de Clémentine Autain et d’Alexis Corbière¹⁰, l’absence d’empathie envers les Juifs désormais ancrée au cœur du mouvement. Ce ne sont pas des maladresses, mais un imaginaire politique cohérent : les Juifs y apparaissent comme un groupe dominant dont la souffrance ne mobilise plus de solidarité.
Cette dynamique trouve des prolongements dans le soutien apporté par LFI à des réseaux islamistes où l’antisémitisme est explicite¹¹, dans les slogans scandés lors de manifestations soutenues par le parti — slogans auxquels aucun responsable ne réagit — ou dans des témoignages rapportant que des militants demandaient à des électeurs s’ils allaient « voter pour un Juif », visant Raphaël Glucksmann. LFI ne porte donc pas un antisémitisme mémoriel — comme celui du RN d’autrefois — mais un antisémitisme actif, idéologiquement structuré, et diffusé auprès d’une jeunesse convaincue de placer son engagement sous le signe du bien.
Mais les Juifs ne sont pas confrontés uniquement à ces deux pôles. Entre eux s’étend un espace plus vaste, diffus, mais peut-être décisif : celui de l’opinion publique, de la vie culturelle, du débat universitaire et de l’État. Des artistes juifs exprimant leur soutien à Israël sont écartés de programmations ou visés par des boycotts tacites. Des étudiants juifs évoluent dans des environnements où il suffit d’être associé à Israël pour être mis en cause. Des enseignants sont marginalisés pour des propos qui, ailleurs, n’auraient suscité aucune réaction¹². L’État lui-même n’est pas antisémite, mais l’absence d’Emmanuel Macron à la marche contre l’antisémitisme de novembre 2023¹³ a été ressentie comme un signe de distance dans un moment de vulnérabilité extrême. Tout cela concourt à renforcer la solitude juive.
Dans un tel contexte, certains en viennent à réexaminer des alliances autrefois impensables. Cette reconfiguration ne concerne pas seulement des électeurs isolés : elle touche aussi des figures dont l’autorité morale est au-dessus de tout soupçon. Lorsque Serge et Beate Klarsfeld, ainsi que leur fils Arno, laissent entendre qu’il faut peut-être regarder différemment le Rassemblement national, ce n’est ni par relâchement ni par oubli, mais parce que le paysage des menaces a changé. Ces combattants infatigables, qui ont consacré leur vie à traquer les criminels nazis et à défendre la mémoire de la Shoah, n’agiraient jamais à la légère. Leur parole dit quelque chose de l’époque : les catégories morales héritées de l’après-guerre ne suffisent plus à décrire la configuration actuelle des dangers, et l’ordre des fidélités politiques traditionnelles se trouve ébranlé.
Le RN porte un antisémitisme d’origine, inscrit dans une mémoire mais tenu aujourd’hui à distance de son expression politique. LFI porte un antisémitisme présent, tangible, violent, dont les effets se manifestent dans la rue, à l’université, dans la vie quotidienne. Entre ces pôles, une pression silencieuse et oppressante. Le premier inquiète la mémoire ; le second inquiète la vie ; le troisième inquiète la possibilité même de la coexistence.
Dans une telle situation, la question de savoir si un Juif peut lever l’interdit pesant sur le RN ne peut plus être évacuée d’un revers de main. La philosophie politique impose de considérer ce qui est, non ce qui fut. Reconsidérer ses rapports avec le RN ne revient pas à effacer son histoire, mais à juger sa configuration présente. Rejeter LFI ne revient pas à renoncer à la gauche, mais à reconnaître une dérive où l’antisionisme s’est confondu avec une hostilité envers les Juifs.
L’histoire juive rappelle qu’aucune alliance politique n’est éternelle, aucune hostilité immuable. Le seul allié véritablement indéfectible demeure l’État d’Israël¹⁵, garant d’une continuité historique et d’une protection collective grâce à la Loi du Retour en cas de danger imminent. Dans le réel, les choix politiques se font pour survivre ; et l’histoire du peuple juif, longue d’épreuves et de renaissances, enseigne que la lucidité — plus que les fidélités abstraites — demeure la première condition de la sécurité.
Notes
- Le mouvement fondé par Jean-Marie Le Pen fut traversé par un antisémitisme structurel, sans toujours le formaliser doctrinalement.
- Caroline Fourest (1975–), essayiste et journaliste française.
- Jordan Bardella (1995–), président du RN depuis 2022.
- Jean-Luc Mélenchon a plusieurs fois refusé de qualifier certaines attaques d’« attentats terroristes islamistes ».
- CRIF : Conseil représentatif des institutions juives de France.
- LICRA : Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.
- Richard Malka (1968–), avocat français engagé dans la défense de Charlie Hebdo et de causes liées à la liberté d’expression.
- Dans la tradition juive, la « diaspora » désigne la dispersion hors d’Israël ; appliqué aux Juifs français, le terme suggère une altérité.
- Allusion de Mélenchon visant Yaël Braun-Pivet.
- Deux anciens députés LFI ayant dénoncé l’évolution du mouvement.
- Plusieurs soutiens LFI proviennent de milieux islamistes ou islamo-compatibles.
- Incidents récents dans des universités françaises visant des enseignants accusés d’« israélisme ».
- Marche nationale contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023.
- Richard Malka, Passion antisémite, d’après sa plaidoirie publiée.
- Par la Loi du Retour (1950), tout Juif peut obtenir la nationalité israélienne.
© Daniel Horowitz
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