Anne Frank et l’oubli de la Shoah. Par Jean Mizrahi

« La victime de l’Holocauste Anne Frank réimaginée en tant que Latine pansexuelle avec un amant non-binaire et une famille neurodiverse dans une comédie musicale controversée à New York ». Ainsi commence l’article, et l’on sent aussitôt le vertige.

La première réaction, instinctive, est celle du dégoût : comment ose-t-on s’en prendre à cette figure parmi les plus pures, à ce visage qui symbolise à lui seul la persécution des Juifs d’Europe ? Pour beaucoup d’entre nous, Anne Frank n’est pas un simple nom parmi d’autres, mais un regard, une voix d’enfant dans la nuit. J’ai lu son journal très jeune ; j’en garde la trace vive d’une présence fragile et lumineuse. On éprouve donc, à la lecture d’un tel projet, l’impression qu’on profane un sanctuaire.

Mais il faut dépasser le réflexe moral pour saisir le mouvement de fond. Ce qui se joue ici n’est pas seulement l’irrespect d’un artiste : c’est le symptôme d’un effacement. J’ai écrit récemment que « la Shoah, c’est oublié, tout est pardonné ». L’expression était volontairement brutale, mais elle dit une vérité : le temps, inexorablement, fait son œuvre. Pour les générations nouvelles, la guerre, la déportation, les camps ne sont plus qu’une ligne dans les livres. Quatre-vingts ans, c’est déjà un autre monde. Quand j’avais vingt ans, quatre-vingts ans en arrière, c’était la fin du 19ème siècle ; un passé sans chair, sans lien avec mon existence. Je comprends que les jeunes d’aujourd’hui éprouvent la même impression de distance.

Ce qui s’efface, ce ne sont pas seulement les témoins ; c’est aussi le sentiment collectif de culpabilité qui, depuis la guerre, pesait sur l’Europe. Cette culpabilité, obscure mais réelle, a protégé les Juifs pendant quelques décennies. Elle a permis à un continent d’héberger ceux qu’il avait voulu anéantir, tandis que les pays arabes, pourtant étrangers au crime, chassaient leurs Juifs. Aujourd’hui, cette culpabilité devient insupportable pour ceux qui n’en sont pas les héritiers directs : ils refusent d’en porter le fardeau.

Alors, pour s’en libérer, on détruit les symboles. Le « spectacle » new-yorkais participe de ce désir d’effacement : faire tomber l’icône, dégrader la figure, tourner en dérision ce qu’elle incarnait. Anne Frank devient un personnage interchangeable, soumis aux modes identitaires du moment. C’est une purge symbolique : on fait disparaître l’enfant juive disparue dans l’horreur pour que ne subsiste qu’une fable neutre, sans mémoire, sans culpabilité.

Certains y verront l’expression de la pensée « woke », et c’est sans doute en partie vrai. Mais l’enjeu dépasse la mode idéologique. Ce qui s’exprime là, c’est le besoin profond d’en finir avec le seul génocide dont la mémoire engage encore la conscience occidentale. En tournant Anne Frank en dérision, on espère clore le dossier ; on ouvre la voie à d’autres récits, à d’autres victimes, parfois imaginaires comme on l’a récemment vu, qui permettront de rediriger la colère et d’inverser la honte.

C’est la vengeance de la mémoire refoulée : une tentative de se délivrer d’une dette morale devenue insupportable. Plus besoin de nier la Shoah ; il suffit de la diluer, de la rendre risible, décorative, pour pouvoir mieux la neutraliser.

Mais si la Shoah s’efface, si l’on peut s’en moquer comme d’une vieille légende, alors rien ne s’oppose à ce que tout recommence. Quand les symboles meurent, les garde-fous tombent avec eux. Et c’est peut-être cela, le véritable danger : qu’en oubliant Anne Frank, beaucoup cessent de comprendre la honte.

© Jean Mizrahi

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*