Il faut, pour comprendre l’acharnement singulier de certains Juifs de gauche contre Israël, se pencher non sur leurs seules idées, mais sur la logique implicite de leur position. Ce n’est pas d’abord une affaire de conviction, mais une économie psychopolitique : une structure sacrificielle dans laquelle la prise de parole critique agit comme un mécanisme d’expiation symbolique. Le Juif antisioniste incarne aujourd’hui, dans les espaces militants ou intellectuels occidentaux, la figure du “bon Juif”, celui qui désavoue sa propre communauté pour être accueilli dans le cercle de la vertu universelle.
1. « En tant que Juif » : quand la dénonciation vaut légitimation
On connaît la formule : “En tant que Juif, je condamne…”. Elle revient comme une incantation dans les tribunes, les pétitions, les plateaux de télévision. Elle ne vise pas seulement à établir une compétence, mais à désamorcer l’accusation d’hostilité ou de partialité. Le Juif qui dénonce Israël s’autorise de sa judéité pour mieux rejeter ce qui est censé en constituer l’aboutissement historique. C’est là le cœur du paradoxe.
Mais cette formule n’est pas anodine. Elle suppose, même si cela n’est jamais dit, qu’il existe une autre manière d’être Juif, une manière acceptable, universelle, moralement supérieure : être Juif contre Israël. Être Juif sans État, sans armée, sans souveraineté, sans pouvoir. Autrement dit : être un Juif désarmé, souffrant, minoritaire, assimilable à l’idéal-type du martyr christique.
L’adhésion à l’universalisme abstrait exige alors une mise à distance du réel juif incarné dans Israël. Il ne suffit pas d’exprimer un désaccord : il faut sacrifier le lien symbolique. La dénonciation devient une offrande : “Voyez, je ne suis pas comme eux ; je suis des vôtres.”
2. Le Juif contre Israël comme figure d’exemption morale
Dans l’univers progressiste occidental, où l’antisionisme est devenu un marqueur de pureté idéologique, le Juif antisioniste joue un rôle-clef : il autorise les autres à dire ce qu’ils ne pourraient dire sans lui. Il est la caution morale, le passeport éthique, le talisman d’innocence. Grâce à lui, on peut attaquer Israël sans encourir le soupçon d’antisémitisme. On peut reprendre les clichés les plus éculés, inverser les responsabilités, accuser l’État juif de tous les crimes, sans avoir à en assumer la violence symbolique. Puisqu’un Juif le dit, c’est que ce n’est pas antisémite.
Dans ce mécanisme, le Juif antisioniste est le nouveau kapo symbolique : il ne fait pas la sale besogne, il la rend possible. Il permet que l’acharnement contre Israël prenne des allures de noble combat, et que la haine la plus ancienne revête les habits du progressisme.
3. Une stratégie d’intégration par le reniement
Il faut ici mobiliser une hypothèse plus anthropologique : le Juif antisioniste s’intègre à la société globale par le rejet de sa propre particularité historique. Il s’agit d’un vieux mécanisme d’auto-préservation dans les sociétés d’accueil, mais qui prend une forme nouvelle dans le monde contemporain. Ce n’est plus l’assimilation par la discrétion, comme au XIXe siècle, mais l’assimilation par la dénonciation.
Dans un monde où l’identité minoritaire est valorisée à condition de se fondre dans un récit de victimisation, Israël apparaît comme une anomalie : c’est une minorité devenue puissance, une mémoire devenue souveraineté. Or cette inversion est intolérable. Pour retrouver leur place dans la hiérarchie symbolique, certains Juifs doivent donc marquer leur différence d’avec Israël, et même s’en faire les procureurs. La haine de soi devient ici une stratégie d’adaptation : je ne suis pas comme les autres Juifs, je suis meilleur qu’eux — donc j’ai ma place parmi vous.
C’est le renversement moderne du marranisme : non plus dissimuler sa foi, mais renier son histoire.
4. Le sacrifice du frère pour racheter la faute du peuple
Ce mécanisme s’inscrit dans une logique profondément sacrificielle. Le Juif antisioniste ne défend pas une position politique, il offre un bouc émissaire à la vindicte morale du monde. Il sacrifie Israël — son frère, son double, son miroir — pour réintégrer l’humanité abstraite. Il s’extirpe de la malédiction historique du peuple juif en désignant celui qui la perpétue à ses yeux : le Juif qui ose encore exister comme peuple.
Cette logique rappelle les figures bibliques inversées : Caïn sacrifiant Abel non par haine, mais par besoin de reconnaissance. Dans le regard du monde, le Juif de gauche veut être vu, accepté, aimé. Et pour cela, il offre ce que le monde réclame : la condamnation du Juif fort, du Juif souverain, du Juif qui ne demande plus la pitié.
5. Un refus de la transmission : Israël comme obstacle au Juif nouveau
Il y a enfin une rupture générationnelle dans ce rejet. Pour beaucoup de Juifs occidentaux, Israël est un rappel insistant de l’origine, de la transmission, de l’identité reçue — non choisie. Or la modernité veut l’homme-autonome, l’homme-sans-héritage. Le lien à Israël devient alors l’ultime gêne, le poids du passé qu’on veut abolir. Le condamner, c’est aussi liquider symboliquement ce que l’on ne veut plus porter : la mémoire, la singularité, l’histoire.
Ainsi, défendre Israël — ou même refuser de le condamner — devient une transgression. Le Juif de gauche s’en détourne pour incarner une identité nouvelle, délivrée du fardeau de l’histoire. Mais cette identité sans socle, sans fidélité, sans corps, est aussi une identité vide, exposée à toutes les captations symboliques.
La haine d’Israël chez certains Juifs n’est pas un simple désaccord politique : c’est une tragédie spirituelle. Elle dit le conflit de loyauté entre l’universel rêvé et la réalité historique, entre l’idéal moral et le peuple réel. Le Juif antisioniste pense s’émanciper en condamnant Israël ; en vérité, il s’aliène. Il croit se libérer d’un fardeau, mais il se rend à un monde qui ne l’aimera jamais qu’à condition qu’il se nie.
© Charles Rojzman
Pour aller plus loin:
Gérard Haddad, psychanalyste juif : « À Gaza c’est Guernica chaque jour et les Israéliens refusent de voir. Le cœur explose devant cette barbarie infinie. Hitler serait jaloux d’être ainsi dépassé. Des cris montent jusqu’au ciel : Jusqu’à quand ? Ad mataï en hébreu pour les sourds ? L’humanité toute entière, ce qu’il en reste, n’en peut plus »

Et au final, même le bon juif est exterminé.
Mauvais calcul…
On se rappel aussi du bon juif Bundiste, fermement antisionistes, que le régime soviétique a fini par éliminer.
S’il avait été en Palestine mandataire, il serait encore en vie.
Il n’a pas voulu de Sion.
Et pourtant c’est Sion seule qui l’aurait sauvé.
Il n’y a pas de refuge dans l’universel.
Et il y a une raison plus simple. La peur tout simplement. La fille de mon fils adoptif, qui a vrai dire est seulement « une quarteronne » juive, mais a un nom qui dit tout: Halberstat a pris activement part au mouvement de protestation contre « les crimes de genocidaires israeliens », organise sur le campus de Harvard ou elle est etudiante, parce-que autrement elle serait non seulement exclue par ses amis et colocataires, mais tout simplement exposee aux agressions physiques, comme nombreux etudiants et etudiantes juifs.