
Pour l’historien, il y a des questions particulièrement lancinantes. Et lorsque les comptes ne tombent pas juste — les comptes intellectuels, s’entend —, elles refont surface comme un présage sinistre et inéluctable, le signe de cette « mondialisation de l’impuissance » que dénonce le pape Léon XIV — en admettant par là-même qu’il en est lui aussi victime.
L’une de ces questions topiques a trait à la manière, aux temporalités et aux étapes par lesquelles s’est formé cet objet historique dense, complexe et stratifié que nous appelons antisémitisme — et qu’il serait plus précis et utile d’appeler die Sache-Antisemitismus.
Que des convictions et des mystifications théologiques, des théories scientifiques et pseudo-scientifiques, des sentiments politiques et des emballements se soient entremêlés derrière ce terme, tout le monde le conçoit. Tout le monde sait d’ailleurs que cette « chose » — élaborée entre les conciles du IVe siècle et celui de 1215, puis de Luther jusqu’au XXe siècle — a marqué le règne de la chrétienté et empoisonné la catéchèse des églises ; tout le monde sait qu’elle a subi une métamorphose politique spectaculaire et disséminé une théorie justifiant abominations et persécutions, jusqu’à la planification de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe, apogée distincte — et conséquence — de tout ce qui l’a préparée.
Mais d’un point de vue historique, le vrai questionnement n’est pas tant qu’il y ait eu un enchevêtrement d’horreurs au centre du XXe siècle, ni, bien sûr, que cet enchevêtrement ait eu des origines, des causes et une histoire.
La question historique la plus angoissante est beaucoup plus tranchante, précise et pointue.
Si l’on voulait la décomposer en une série de sous-questions — énoncées de manière presque casuistique — cela donnerait à près la liste suivante.
Pourquoi le pape Léon le Grand, peu de temps après les décrets impériaux qui frappaient les chrétiens et les juifs des mêmes sanctions, invente-t-il un vocabulaire d’invectives sur le sacrilège déicide, destiné à perdurer dans le temps ?
Pour quelle raison précise — culturelle, théologique, politique — les croisés qui se mettent en marche sous le commandement de la papauté grégorienne, alors qu’ils descendent vers les embarquements du sud, massacrent-ils les juifs ?
Par quels instruments spécifiques le droit canonique médiéval emprunte-t-il des éléments à la théorie augustinienne, sur la nécessité d’un judaïsme minoritaire et humilié au sein des sociétés chrétiennes, pour fixer des lois de discrimination ?
Quel mécanisme a fait que la haine des Juifs fut le seul point de contact entre évangéliques et papistes au début de la réforme luthérienne ?
Sur quelle base les figures ecclésiastiques qui connaissaient l’ancien principe interdisant le baptême invitis parentibus le contournent-elles — conduisant à une période allant des conversions forcées à l’enlèvement d’enfants juifs ?
Sous nos yeux, le présent a commencé à accumuler des preuves qui suggèrent à quel point la formation d’une culture de mépris et de haine anti-juive peut être rapide, précise, géométrique.
Alberto Melloni
Quel est le passage conceptuel qui mène de la haine anti-musulmans à la haine anti-juifs et à la culture de l’ennemi qui les nourrit ?
Et pourquoi si peu de croyants, dans l’Europe de Karl Barth et de Dietrich Bonhoeffer, voient-ils que les stéréotypes de la discrimination chrétienne correspondent aux politiques nazies et fascistes qui persécutent d’abord les droits, puis la vie des Juifs ?
Le retour de la guerre et le retour de l’antisémitisme
Ce sont là des questions qui ont ponctué le travail quotidien de ceux qui ont abordé l’antisémitisme de manière professionnelle et scientifique.
Des questions froides et hors-sol en apparence — intimement urgentes en vérité.
Mais un présent désespérant a fait irruption, dans lequel pòlemos est revenu avec la force d’un dieu « pater, c’est-à-dire potens » — expliquait le philosophe Massimo Cacciari dans un essai sur le célèbre fragment 53 d’Héraclite où la guerre, comme toujours en grec, est au masculin — dont « la puissance ne se manifeste pas en détruisant, mais en posant » et « qui unit tout le monde précisément en exacerbant les différences » ; en nous rendant antagonistes, hostiles, incapables de communiquer.
Sous nos yeux, le présent a commencé à accumuler des preuves qui suggèrent à quel point la formation d’une culture de mépris et de haine anti-juive peut être rapide, précise, géométrique — cette culture même dont nous interrogeons, en historiens, la genèse.
Des signes, des indices, des mentalités émergent d’un contemporain dans lequel se renouent — comme toujours dans la candeur d’une apparente « innocence » subjective chez ceux qui l’expriment — un antisémitisme ancien et sa métamorphose moderne.
Ce nouvel antisémitisme est rendu invulnérable par un argument tout aussi géométrique et objectif, qui refuse de l’utiliser comme alibi face à une guerre qui n’est pas plus horrible que tant d’autres, mais sur laquelle s’est déclenché un incendie verbal rongé de cynisme politique.
Comme un dinosaure devant Ellie Sattler et Alana Grant dans Jurassic Park, une énorme haine antisémite qui semblait éteinte marche devant nous, se déplace, se nourrit, se reproduit.
Les théologies et le concile semblaient l’avoir rejetée et fossilisée par des décennies de dialogue judéo-chrétien.
La lucidité morale des constitutions démocratiques et du sens civique semblait l’avoir enfouie sous une montagne de « plus jamais ça ».
Au lieu de cela, nous voyons sous nos yeux les anciens stéréotypes de l’antisémitisme chrétien — parfois défini comme « antijudaïsme » avec une nuance dont la fonction est en fait implicitement auto-absolutrice — réapparaître dans une variante sécularisée — mais pas trop non plus : l’accusation de déicide, la diaspora comme sanction, la légende de l’effusion rituelle du sang des enfants faisaient passer cet antisémitisme d’un autre temps pour un mythe populaire et grand public, cru et crédible ; elles ont ressuscité et se sont régénérées dans un nouvel amalgame.
Cette réutilisation des vieux thèmes apportera la tragédie à ceux qui seront victimes de la violence qu’elle légitime ; mais elle frappera ensuite les compilateurs des nouveaux bréviaires de la haine — qui se retrouveront avec entre les mains un sens de la liberté détrempé de sang et une profession de foi corrompue par la haine.
Abstraction faite de ceux qui n’avaient jamais renoncé à l’antisémitisme, ce spectacle soulève pour les autres une question brûlante : aurions-nous dû nous attendre au retour de l’antisémitisme ?
Ma réponse est la suivante : non seulement nous aurions dû nous y attendre, mais nous savions qu’il reviendrait.
Nous le savions si bien que nous ne pouvions pas nous l’avouer.

© Lionel Urman

© Lionel Urman
Nous n’avions juste pas les bons instruments pour nous dire explicitement que les innombrables « plus jamais ça » des cérémonies sur la Shoah et l’indignation collective face aux attentats contre les synagogues, les restaurants casher ou les écoles juives d’Europe, l’alerte face à la haine dans les stades, étaient tous fondés sur du sable. Tous. Les hypocrites comme les plus sincères pouvaient arriver à cette conclusion. Du sable rempli de nobles intentions — mais du sable. Du sable mélangé à de la prose pleine d’émotions — mais du sable.
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© Alberto Melloni

Alberto Melloni est un historien de l’Église italienne et titulaire de la Chaire Unesco sur le pluralisme religieux et la paix, principalement connu pour son travail sur les Conciles et le Concile Vatican II.
Le Grand Continent est une revue nouvelle, fondée en mai 2019 à Paris, en plein développement et en construction. Il s’agit de la première hypothèse crédible de produire une revue écrite dans les principales langues du débat européen.

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