Perdus. Par David Castel

La vie hésite. Elle clignote, vibre, sonne au mauvais moment. Alors on s’assoit, on allume, et on demande au cinéma de nous démêler le bruit. Dans l’offre pléthorique des plateformes, on a tranché net : deux propositions, « The Lost Bus » et « Steve ». Dans le tsunami d’offres, on scrolle, on se perd, puis on tranche. Le choix nous choisit. Un film. Deux réalités. Un seul reflet.

The Lost Bus : 16 h 42, comté en cendres, un car d’école coincé dans une gorge de bitume. À l’avant, un chauffeur qui lit la route comme un électrocardiogramme. Dans un monde où les transports publics sont saturés, où l’école se retrouve prise en étau dans des réformes successives, ce chauffeur devient l’incarnation d’une compétence qui sauve. Mais le car est coincé. Comme nos vies. Comme ces quartiers laissés pour compte, où les jeunes se retrouvent prisonniers d’une crise systémique, faute de solutions. Le bus brûle, la route est coupée, mais c’est nous, au fond, qui sommes coincés dans cette gorge de bitume, entre l’urgence et l’impuissance.

Steve, c’est un matin gris. Un proviseur qui tient la porte pour que le jour tienne debout. La dernière chance pour l’école publique, fatiguée, délaissée par des réformes qui ne cessent de diviser. Les couloirs saturés sont ceux d’une institution en sursis, face à l’urgence du chômage, de la précarité, et de la délinquance qui gangrène le quotidien. Le proviseur, comme un dernier rempart, tente de maintenir une certaine forme d’ordre, mais l’épuisement est là. La fatigue se lit sur les visages des élèves, des profs, de la société toute entière.

Nous aussi, on se bat dans ce couloir étroit où l’on cherche à tenir. Pas de héros, juste une lutte pour ne pas disparaître dans l’oubli.

Les deux films se parlent. Ils parlent de nous, de cette délinquance rampante, des écoles qui ferment ou se vident, du chômage qui frappe les jeunes et les moins jeunes. L’un montre que la compétence sauve des vies, l’autre que reconnaître l’usure sauve les vivants. Comme dans les quartiers en émeute, où le système éducatif peine à tenir debout sous les coups répétés de la réforme, ces films nous rappellent que la pression est partout. Ils ne parlent pas du système en tant qu’entité abstraite, mais de ceux qui tentent, coûte que coûte, de ne pas se laisser engloutir par la machine. La question n’est pas de sauver un car ou un établissement, mais de sauver ce qu’il reste de notre dignité dans ce monde qui part en fumée.

Apple vend l’adrénaline responsable, une reconstitution premium qui ne cache rien de la réalité. Netflix vend la cicatrice utile, un drame qui reste après le générique. Les plateformes ont pigé la règle : la réalité, même brûlante, fait plus de bruit que la fiction. La société, entre fractures sociales, violences urbaines et colère silencieuse, ne trouve pas de solutions, mais elle vend des histoires. Nous aussi, on s’y perd. Ce n’est pas juste un film. C’est la société qui se consomme sous nos yeux, sans qu’on ait le temps de réagir.

Tenir. C’est tout ce qu’on nous demande. Tenir le volant. Tenir une porte. Tenir une parole. La responsabilité est déléguée à ceux qui n’ont pas le droit d’échouer. Un chauffeur. Un proviseur. Un parent. Un professeur. L’adulte debout.

Un président. En temps de crise, tout est dans l’acte. Tout est dans la décision qui ne vient pas, ou qui vient trop tard. Mais dans ce monde où les réformes échouent, où les jeunes n’ont plus de place, où les écoles ferment, qui tient encore le volant ? Qui tient la porte ? Qui tient le pays, quand tout brûle ?

Je regarde et j’entends le monde dans la salle : notifications qui imitent les flammes, formulaires qui bourdonnent comme des transformateurs. The Lost Bus te sort du brasier sans s’excuser. Steve t’empêche d’y remettre des allumettes. L’un t’emporte, l’autre t’habite. Entre deux push, entre deux notifications, on choisit. Et ce choix minuscule, fait sur un écran, nous choisit en retour. C’est ça, l’époque. On ne cherche plus du contenu. On cherche une preuve. Une preuve que quelque part, quelqu’un, un chauffeur, un proviseur, un citoyen, fait encore exactement ce qu’il doit faire, quand plus personne ne regarde.

La question, précise, sèche, claque : qu’est-ce que tu tiens, toi, quand ça brûle ?

© David Castel

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