Debout. Par David Castel

Une image simple : un peuple réuni, des chefs et des juges, des soldats usés, des femmes, des enfants, des tailleurs de bois, des porteurs d’eau. Pas de sélection, pas d’élite. Tout le monde convoqué. Nitsavim : debout.

Moshe, en bout de course, ne leur sert pas de discours fleuri. Il réduit l’horizon à l’os : vie ou mort, bénédiction ou malédiction. « Tu choisiras la vie. » Une phrase qui n’a rien d’un proverbe décoratif. Plutôt un coup de poing sur la table : arrêtez de rêver, tout se joue maintenant.

Mais qu’est-ce que ça veut dire, « choisir la vie » ? On ne choisit pas de naître. On ne choisit pas ses gènes ni son passeport. La Torah parle d’autre chose : la part qu’on décide d’activer ou de laisser mourir en soi. Rashi traduit ça en parabole de père et de fils : le père montre le meilleur de ses biens et dit « prends cela ». La vie, ce n’est pas survivre, c’est viser la meilleure part de soi.

Cette injonction, elle bouscule. Parce qu’elle démasque notre facilité : la malédiction n’est pas forcément le désastre extérieur, mais ce moment où l’on renonce à donner le plein de ce qu’on pouvait. La graine qui promettait l’abondance et qui finit en récolte maigre. On connaît ça ailleurs : une démocratie qui se vide de son souffle, une société qui se contente d’un service minimum moral.

Nitsavim, c’est aussi le rappel que personne n’est hors champ. La vieille excuse de « ça ne me concerne pas » s’écroule : la bénédiction ou la malédiction tombent sur le bloc entier. Dans une pandémie, on a compris qu’aucun individu ne pouvait s’abstraire de la contagion. Dans une guerre, la roquette ne demande pas le degré de religiosité de celui qu’elle frappe. Dans l’antisémitisme, peu importe que tu sois pratiquant ou non : la haine décide pour toi.

Et il y a cette tentation moderne qui n’a rien de nouveau : se croire spectateur, croire qu’on peut décrocher, changer de chaîne, se protéger dans sa bulle privée. Moshe brise cette illusion : l’Alliance n’est pas une souscription facultative. On ne se retire pas de l’histoire comme on résilie un abonnement.

La Torah ne promet pas des miracles mais un dilemme brutal : soit on choisit la vie, soit on laisse la mort avancer. Et choisir la vie n’a rien de romantique. C’est terre à terre, usant, parfois ingrat. Choisir la vie aujourd’hui, c’est protéger la vieille dame insultée sur son palier, soutenir le pilote qui décolle vers une mission dont il ne connaît pas le retour, défendre l’enfant qui continue de porter la kippa malgré les regards.

On pourrait croire que ce sont des anecdotes isolées. Mais c’est exactement ça, la survie collective : des gestes concrets, minuscules, qui additionnés tiennent le monde debout. Dans un pays où les discours sur l’unité s’évaporent dès qu’ils sortent des micros, la Torah rappelle une vérité brutale : si tu t’exclus du bloc, tu fragilises l’ensemble.

Et le danger n’est pas seulement dans la haine de l’autre. Il est aussi dans la fatigue de soi. La routine qui nous anesthésie plus sûrement que les ennemis extérieurs. On continue d’accomplir les gestes, mais sans l’étincelle. David le savait : la maison d’Hachem doit se voir comme au premier jour, sinon elle devient décor. C’est une leçon qui vaut aussi pour une nation : quand on cesse de croire que l’histoire vaut d’être racontée, elle s’effrite.

Alors oui, Nitsavim nous met au pied du mur. Pas dans une vision mystique, mais dans la politique la plus brute, dans la sociologie la plus réelle. Un peuple ne tient pas sur ses murailles, ni sur ses slogans, mais sur sa capacité à rester relié. C’est valable pour Israël, mais c’est valable pour toute société. Le contraire de l’Alliance, c’est l’indifférence.

On pourrait sourire, dire que ce sont des mots antiques. Mais les faits d’aujourd’hui les confirment. La vieille dame battue dans son escalier. Le pilote qui ne cache pas que la prochaine guerre sera plus dure. Le jeune garçon qui serre sa kippa comme on serre un drapeau. Ce sont des paraboles contemporaines de Nitsavim.

Alors la formule de Moshe devient une responsabilité immédiate : choisir la vie. Non pas au sens biologique, mais comme décision d’humanité. Décider que la fraternité vaut mieux que le chacun pour soi, que la fidélité vaut mieux que la dispersion, que la braise vaut mieux que la cendre.

Voilà pourquoi le texte n’a pas vieilli : il ne s’adresse pas seulement aux tailleurs de bois et aux porteurs d’eau. Il nous vise, nous, avec nos journaux, nos réseaux saturés, nos querelles intestines. Il nous somme de rester debout, ensemble. Parce qu’au fond, c’est la seule manière de vivre

C’est peut-être ça, le comble de l’ironie juive : nous n’avons jamais eu le luxe de l’indifférence. Et c’est cette impossibilité-là qui, depuis des siècles, nous tient debout.

© David Castel

Ex-avocat, hébréophone & parémiographe. Écrit entre deux cafés, trois procès et mille aphorismes.

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