Le jour où l’on a célébré les Juifs muets. Par Ya𝐞̈𝐥 𝐁𝐞𝐧𝐬𝐢𝐦𝐡𝐨𝐮𝐧

𝑷𝒂𝒓𝒊𝒔, le 30e jour du mois de Thermidor, an 233 de la République universelle, ou, pour les moins versés en calendrier révolutionnaire : le 30 juillet 2025, jour où le coq-roi redécouvrit l’universalisme juif

Mon cher Usbek, 

Je t’écris depuis un royaume singulier, où l’on pleure les Juifs morts avec beaucoup de  componction, mais où l’on surveille les vivants d’un œil inquiet. C’est une terre étrange, où les coqs se parent de costumes de rois, et où les rois, pour se faire aimer, caquettent comme des volatiles, le menton en avant, la crête bien peignée, la voix perchée sur un tas de plumes et d’incertitudes. Ils se promènent en cercle, se répondent l’un l’autre, et se félicitent ou s’agacent de leurs propres échos. Le peuple écoute, hoche la tête ou se fâche, puis retourne picorer ce qu’il reste de pain sous la table du banquet.

J’assistai l’autre jour à une cérémonie fort touchante : on y louait un homme jadis persécuté, un Juif, figure admirable et victime idéale, qui avait eu le bon goût de mourir sans trop de bruit il y a presque cent ans. On célébrait sa mémoire avec ferveur, rappelant que la République l’aimait beaucoup, surtout depuis qu’il s’était définitivement tu.

Mais voilà que, quelques semaines plus tard, dans ces antichambres où la pensée fait la queue derrière les formules, le coq-roi prit la parole.             

Permets-moi, mon cher ami, de te le décrire, tant ce roi est flamboyant d’insignifiance, si insignifiant même, qu’on s’étonne encore qu’il ait trouvé le chemin d’un pupitre. Il est jeune encore, mais on me dit qu’il sévit dans la région depuis trop longtemps. 

Le bellâtre parle comme s’il dictait les lois de la gravité. Il voltige en phrases bien tournées, et pioche dans l’Histoire comme un enfant dans un sac de loukoums : au hasard, mais avec emphase.

Ce jour-là, en réponse à une sortie de son ancien ministre devenu trop bavard, il déclara, l’œil sévère : « L’histoire de la communauté juive, c’est l’universalisme ». Et toute la basse-cour d’acquiescer. Les crêtes frémirent d’admiration, les mieux faites, d’épouvante . On eût dit qu’un oracle avait parlé.

Je crus d’abord à une flatterie. Point du tout : c’était une prescription. Dans ce royaume, vois-tu, on exige l’universel de tous, c’est à dire exclusivement des Juifs.

On laisse les uns aimer leurs racines, leurs frères, leurs collines. On tolère les autres dans leurs replis, leurs colères et leurs silences. Mais le Juif, lui, doit s’ouvrir, rayonner, se dissoudre. Et que ne lui vienne surtout pas la drôle d’idée d’aimer trop bruyamment un petit pays bordé d’oliviers !

J’ai vu des ministres louer « l’esprit juif » quand il donne un Prix Nobel, mais détourner le regard quand il partage une opinion. On aime le Juif quand il joue du violon, moins quand il  tient son rôle de citoyen. On chérit le Juif discret, errant, coupable peut-être ; mais le Juif qui sait d’où il vient, assez hardi pour en être fier, et qui tient sur son cœur la clé d’un ailleurs possible, sans en demander le permis à ses voisins, celui-là offense.

J’ai demandé un jour à une dame de la cour ce qu’elle pensait des Juifs vivants.

– Cela dépend, dit-elle. Aiment-ils Israël ?

Je crus qu’elle plaisantait. Elle ne plaisantait pas.

En sortant, il me sembla voir un vieil uniforme dans le vent. Un fantôme à l’allure raide demanda :

– Me célèbre-t-on encore ?

Le vent répondit :

– Non. On recycle ton silence pour faire taire les vivants…

Adieu, Usbek. Je retourne lire Montesquieu. Au moins, là-bas, de honte, des rois pouvaient encore rougir.

© 𝐘𝐚𝐞̈𝐥 𝐁𝐞𝐧𝐬𝐢𝐦𝐡𝐨𝐮𝐧

(𝑹𝒆𝒑𝒓𝒐𝒅𝒖𝒄𝒕𝒊𝒐𝒏 𝒂𝒖𝒕𝒐𝒓𝒊𝒔𝒆́𝒆 𝒂𝒗𝒆𝒄 𝒎𝒆𝒏𝒕𝒊𝒐𝒏 𝒅𝒆 𝒍’𝒂𝒖𝒕𝒆𝒖𝒓)

Yael Bensimhoun

Diplômée  de littérature  française, Yael Bensimhoun s’est établie en Israël il y a près de 20 ans . C’est là qu’elle conjugue  l’amour  de sa langue d’origine et celui du pays  auquel elle a toujours senti appartenir. Elle collabore depuis plusieurs années à des journaux et magazines franco-israéliens.

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