
Isaac est fatigué.
Pas le genre de fatigue qu’un bon sommeil corrige. L’autre. Celle qu’on traîne en soi comme une terre natale qu’on aurait jamais vraiment quittée.
Dans les rues de Paris, quelque chose vibre. Un soupir dans l’asphalte, un tremblement dans l’air. Une ville autrefois centre du monde, capitale des lettres et des révolutions, qui aujourd’hui se débat avec ses propres ombres. Elle boite, Paris. Elle n’a pas vieilli, elle a chuté. Doucement. Comme un roi sans couronne qui continue à sourire pour ne pas qu’on voie le sang.
Isaac marche dans ce théâtre brisé. Il ne joue pas. Il avance. Il regarde. Il écoute. Ce n’est pas qu’il espérait encore quoi que ce soit – l’espoir, il connaît, ça fait longtemps qu’il le plie comme un vieux talith au fond d’un tiroir. Mais il sent bien que quelque chose cède, que les fondations se fissurent. Non pas par un grand fracas, mais par une suite de renoncements minuscules.
Macron, là-haut, au sommet de la République, fait de son mieux. Charlemagne sans horde, empereur désaccordé d’une Europe qui se délite. Il parle bien, le Président. Il négocie, il temporise, il esquisse des compromis comme d’autres dessinent des trêves. Mais dans cette diplomatie à visage humain, l’humanité se dilue. Et au fond des couloirs dorés, les idées résonnent creux.
Isaac le sait : on ne reconstruit pas une civilisation avec des virgules. On ne recolle pas les morceaux d’un monde en ruine avec des éléments de langage.
À chaque tournant, la République semble s’excuser d’elle-même. On dialogue avec ceux qui rêvent de la brûler, on tend la main à ceux qui frappent dans le noir, on préfère l’ambiguïté morale à la clarté du combat. Dans cette valse, Isaac, lui, ne danse pas.
Il n’est ni victime, ni martyr, ni même un héros. Il est là. Avec ses silences, ses colères, ses livres, son judaïsme à la fois fragile et indestructible. Il ne vend rien. Il ne négocie rien. Il garde. Il transmet. C’est son affaire, son affaire familiale à lui. Dans un monde où l’oubli est devenu valeur refuge, Isaac, lui, se souvient. Non pas comme on récite un psaume, mais comme on s’accroche à une corde au-dessus du vide.
Car à force de vouloir être accepté, il a vu son peuple renoncer. Parfois. Pas toujours. À ses mots, à ses rites, à son étrangeté magnifique. On l’a invité à la table, oui, mais à condition de ne pas parler trop fort, de ne pas déranger l’ordre des plats.
Et pourtant, Isaac ne s’indigne pas. Il continue. Il cherche des ponts dans les ruines. Des mots qui tiennent debout. Il regarde vers l’Est, puis vers l’Ouest, et il comprend cette tension qu’on ne dira jamais assez : être assez juif pour ne pas s’oublier, assez français pour ne pas être suspect.
La nuit tombe. Paris ne s’en aperçoit même plus. Les néons remplacent les étoiles, les alertes remplacent les silences. Mais Isaac, lui, reste là. Comme un vieux scribe dans une ville sans livre. Il n’attend rien, sauf peut-être cette aube timide, ce frisson dans l’air, cette minute encore suspendue où tout peut encore être sauvé. À condition d’un peu de courage. Et de mémoire.
Le monde se fissure, mais la page reste. Isaac le sait. Le monde n’a jamais tenu que par des mots. Les bons. Les rares. Ceux qu’on ne dit pas pour séduire, mais pour résister.
Alors il écrit. Il parle. Il se souvient. Non pas pour pleurer, mais pour tenir. Pour ceux qui viendront. Ceux qui tombent. Ceux qui n’ont jamais cessé d’espérer, même dans le noir.
© David Castel

superbe !!!!!!
Oui tenir pour ceux qui viendront et aussi peut-être parce qu’on ne sait pas faire autrement. Hélène.
Isaac écrit, Isaac parle. Il tient bon. Nous aussi.