Il arrive que l’Histoire fasse semblant de courir. Les dépêches tombent, s’entrechoquent, se démentent. Un président aurait parlé. Un autre dément. Des missiles promettent, des armées suspendent leurs gestes, des familles attendent, des tempêtes emportent des balcons, un enfant est rendu à ses parents, des juges s’empoignent. Tout paraît neuf, urgent, instable. Et pourtant, sous ce tumulte, quelque chose ne bouge pas.
Certaines dates ne célèbrent rien et pourtant tiennent debout depuis vingt-six siècles. Le dixième jour de Tevet est de celles-là. Pas une victoire. Pas un miracle. Le début d’un siège. Le moment exact où une ville cesse d’être simplement une ville pour devenir une épreuve du temps.
Ce jour-là, les textes ne racontent pas encore la chute. Ils s’arrêtent au seuil. Nabuchodonosor n’a pas détruit Jérusalem. Il l’a encerclée. Il a fermé l’espace. La mémoire juive choisit ce point précis. Le commencement. Comme si l’Histoire savait que tout basculement commence avant la ruine visible, avant la fumée, avant les images.
Ézéchiel insiste. “עצם היום הזה”. Ce jour même. Pas une métaphore. Pas une saison. Une date exacte, gravée comme on grave un nom sur la pierre. La coutume ne commente pas. Elle fixe. Elle cloue le temps pour qu’il ne se dérobe pas. Rare sont les civilisations qui sanctifient ainsi l’instant où tout commence à se perdre.
Une coutume n’explique pas. Elle rappelle. Elle ne promet rien. Elle n’adoucit pas. Elle impose parfois une contrainte minuscule et obstinée. Un jour sans manger. Une prière dite à voix basse. Une date répétée. Ce n’est pas du folklore. C’est une discipline de la durée.
Il faut imaginer les siècles comme une longue table. Autour, des générations qui ne se connaissent pas, qui ne partagent ni les mêmes langues ni les mêmes certitudes. Et pourtant, le même geste passe de main en main. Jeûner. Se taire. Se souvenir. Non pour s’enfermer dans le passé, mais pour empêcher le présent de devenir amnésique.
Et puis, sans bruit, l’histoire moderne est venue s’inscrire là.
En 1949, dans un État encore fragile, on décide que ce jour sera aussi celui du Kaddish pour ceux dont on ne connaît pas la date de mort. Décision rude. Presque inconfortable. Ne pas créer un jour neuf. Ne pas rompre le fil. Inscrire l’anéantissement moderne dans la longue chaîne des désastres anciens. Dire que la Shoah ne flotte pas hors de l’histoire juive, mais qu’elle prolonge, dans une brutalité industrielle, des logiques déjà connues: encerclement, déshumanisation, silence.
Ce choix n’a rien de sentimental. Il est d’une lucidité sèche. Le début d’un siège pour dire l’absence de sépulture. Une date antique pour porter des millions de morts sans date. Là encore, pas de discours. Un geste.
Le jeûne d’Assara BeTevet reste court, hivernal, presque discret. On continue de travailler. Le pays fonctionne. Les décisions se prennent. Les tensions demeurent. C’est précisément cela. Une pédagogie du réel. Apprendre à vivre avec une tension sans la nier, sans la transformer en spectacle. Tenir.
Aujourd’hui, l’actualité sature tout. Menaces lointaines et proches. Démentis. Colères. Attentes interminables. Dans ce vacarme, la coutume ne répond pas. Elle traverse. Elle rappelle que l’existence juive n’est jamais seulement une affaire de puissance ou de réaction immédiate. Elle est une affaire de continuité.
Les coutumes survivent parce qu’elles ont appris la patience dans la douleur. Elles savent ce qu’est un siège. Elles savent ce qu’est attendre des nouvelles qui n’arrivent pas. Elles savent aussi reconnaître les instants de vie qui surgissent malgré tout, fragiles, presque indécents, mais nécessaires. Elles n’ont jamais demandé à être aimées. Seulement pratiquées.
Un roman très court, écrit à des millions de mains, dont chaque génération ajoute une phrase invisible.
Alain Decaux aimait rappeler que l’Histoire n’est pas une science exacte mais une présence. Le dix Tevet en est la preuve silencieuse. Il ne crie pas. Il persiste. Il murmure que, malgré le tumulte des puissants et la brutalité des événements, quelque chose de plus ancien que la peur continue de battre.
Et tant que ce battement se transmet, aucun siège, aucun démenti, aucune tempête ne pourra vraiment faire taire le temps.
© David Castel
Ex-avocat, hébréophone & parémiographe. Écrit entre deux cafés, trois procès et mille aphorismes.
